UNE ANNEE 2013 DE FESTIVALS (première partie)
Découverts à Nantes, La Roche-sur-Yon et ailleurs, ou durant les trois rendez-vous immanquables que sont Cannes, Venise et Berlin, les films de festivals vus en 2013 regorgent de scènes surprenantes, de répliques cultes, d’images folles. Voici la première partie des « moments » qui ont le plus marqué notre rédaction : l’extraterrestre Scarlett Johansson en sous-vêtements, une défenestration sur fond de Leonard Cohen, Greta Gerwing on fire, Matt Damon et Paul Rudd bons comme du bon pain, etc.
UNE SCENE
Christophe : Scarlett Johansson capturant ses proies masculines dans UNDER THE SKIN de Jonathan Glazer (Venise). Elle marche nue à la surface d’une eau noire. Celui qui la suit s’enfonce dans le liquide sans même réaliser qu’il court à sa perte. Et quand elle se retourne et revient sur ses pas, l’homme a été englouti, et tout est lisse, calme.
Hendy : Vers la fin de A TOUCH OF SIN de Jia Zhang-ke (Cannes), le jeune Xiao Hui téléphone à sa mère. Plutôt que de lui demander de ses nouvelles, elle lui demande de l’argent. Xiao Hui éclate en sanglots, mais il éloigne son portable pour pleurer en silence. Hors de question de partager ses larmes, elle n’a pas à savoir ce qu’il ressent, elle ne le mérite pas. Le champ lexical larmoyant ci-dessus peut vous donner une idée d’à quel point cette scène est bouleversante.
Nathan : L’arrivée de Robin Wright au Congrès de Futurologie et l’acteur de cinéma, devenue une formule chimique dans la partie animée du CONGRES d’Ari Folman (Cannes – Quinzaine des Réalisateurs). La star est une essence. L’absorber, l’ingurgiter, c’est se transformer le temps de quelques secondes en John Wayne, Marylin Monroe, Clint Eastwood. Entre HOLY MOTORS, ALPS, CLOUD ATLAS et LE CONGRES, il aura beaucoup été question de l’acteur, de vies qui ressemblent à des films, de vies multiples et antérieures, de « revivre ».
UNE SCENE BIEN WTF
Christophe : MOEBIUS de Kim Ki-duk (Venise) ne contient que cela. Emasculations, viol collectif, pénétration à l’arme mise en scène comme un coït jouissif pour le poignardé, inceste, etc. C’est cru, violent, grotesque, mais c’est ce qui fait du récit un mythe originel devant lequel Freud se serait éclaté.
Hendy : Cela aurait pu être le pénis en flammes dans HELI d’Amat Escalante (Cannes), si ce n’était pas devenu si banal de voir ça en festival… Alors, il faut chercher le WTF du côté de LETTRE A MOMO d’Hiroyuki Okiura (Paris Cinéma). Du WTF plein de tendresse en l’occurrence, qui culmine lors de la grande séquence finale : l’héroïne traverse un pont en mobylette, bravant un typhon grâce à une centaine de Yokai qui lui servent de parapluie géant et mouvant.
Nathan : Bill, le père de famille séparé de I USED TO BE DARKER (Berlin, La Roche-sur-Yon), défonce sa guitare après avoir chanté un de ses morceaux. Le réalisateur Matt Porterfield avait acheté trois guitares. Il aura suffi d’une seule prise. Dommage : la bande-annonce nous avait spoilé ce moment rock and folk avant la découverte du film à la Berlinale.
UNE SCENE INTOLERABLE
Christophe : la majorité des séquences des SALAUDS de Claire Denis (Cannes), qui se roule dans le scabreux comme le cochon dans sa fange, où l’on viole à l’épi de maïs et où la mère d’une victime tient absolument à visionner la vidéo impliquant sa fille (c’est vrai, pourquoi se priver d’un tel spectacle ?). Sur l’affiche, il est écrit « le vrai film punk du festival de Cannes ». Il me semble avoir vu, au contraire, le film le plus bourgeois qui soit, jouant à se faire peur avec ses fantasmes de viol et de vice.
Hendy : Beaucoup de conclusions intolérables cette année (LES SALAUDS, NO PAIN NO GAIN, LA GRANDE BELLEZZA), mais le pire du pire se situe en plein coeur de NEBRASKA d’Alexander Payne (Cannes) : les personnages se rendent dans un cimetière et insultent joyeusement les dépouilles à leurs pieds. Comme s’il n’avait plus assez de vivants à mépriser, Alexander Payne s’attaque aux morts. Classe.
UN PLAN-SEQUENCE
Christophe : celui sur lequel se termine – ou presque – STRAY DOGS/LES CHIENS ERRANTS de Tsai Ming-liang (Venise, Les 3 Continents), un gros plan sur les visages d’une femme et d’un homme, fixant un point situé hors-champ ; elle laissant parfois échapper une larme, pendant que lui boit son alcool au goulot. Ca doit bien durer dix minutes, suffisamment longtemps pour que le métro aérien passe deux fois derrière eux, dans la profondeur de champ. Surement le temps qu’il faut pour sceller définitivement une séparation. Et comme on comprend ensuite que ce qu’ils regardent ressemble à une pierre tombale possible pour le cinéma – la plus belle imaginable, si le cinéma devait mourir un jour – c’est beau.
Hendy : La figure de style se fait plus rare depuis quelques années, non ? En tout cas, il y en a un qui l’a remis sur le devant de la scène, c’est Alfonso Cuaron. Le plan-séquence initial de GRAVITY (Venise) est épatant : la caméra virevolte, les acteurs se déplacent dans l’espace (duh), le spectateur a le tournis. Mal de l’air, sourire aux lèvres.
Nathan : sans hésiter, l’ouverture époustouflante de GRAVITY qui confirme que Cuaron est un cador du plan-séquence. LES FILS DE L’HOMME et GRAVITY envisagent la tristesse d’un monde sans jeunesse, sans naissance, sans enfant. Ne pas couper, tout faire tenir ensemble, est-ce une consolation, une compensation à la perte, au lien rompu entre géniteurs et progéniture ? Bullock, la mère en deuil, retourne dans la matrice et renaît sur un sol virginal. Est-ce la fin du monde ou son commencement ?
UN FOU RIRE
Christophe : Lors d’une scène normalement pas drôle du tout de MISS VIOLENCE d’Alexandros Avranas (Venise), l’histoire émouvante d’un homme qui est le père de ses petits-enfants puisqu’il couche avec sa propre fille et prostitue sa descendante. L’une des progénitures, une ado, se fait prendre en levrette, face à nous, avant que le culbuteur ne laisse sa place à un autre, qui fera la même chose, avant que ce dernier ne laisse sa place au père qui fera la même chose. La scène se déroule à l’étage, avec un escalier en colimaçon dans la perspective, et à chaque fois qu’un homme descend, on entend monter les pas de celui à qui c’est le tour. Après toutes les sévices infligées aux spectateurs jusqu’ici, ce gimmick provoque un fou rire nerveux, faisant de MISS VIOLENCE le « pédofilm » le plus drôle de l’année, avec TORE TANZT de Katrin Gebbe (Cannes, L’étrange festival) et son ado qui n’en peut plus de vouloir souffrir.
Hendy : Aucun fou rire digne de ce nom en festival cette année. C’est triste. Pas même au second degré comme l’an passé. Mais quelques saynètes et dialogues très drôles, et pas forcément là où on les attendait : JEUNE & JOLIE, MA VIE AVEC LIBERACE, TEL PERE TEL FILS.
Nathan : Le chien de Bernard Menez, hypersensible à la poésie dans TONNERRE de Guillaume Brac (Bordeaux). Et Menez qui chante en anglais à la fin du film.
UNE REPLIQUE
Christophe : Une réplique, c’est trop. Un mot suffira : « FUUUUUUCCCCKKK ! ». Le seul prononcé par Robert Redford dans ALL IS LOST de J.C. Chandor (Cannes, Deauville US). Avec « god ! ».
Hendy : En V.O si vous le permettez : « If there was a woman in that truck – I’m not saying that there is – but if there was, would you be good to her ? Would you make sure that everything is okay ? ». Paul Rudd, ou le romantisme incarné. Entendue dans PRINCE OF TEXAS de David Gordon Green (Berlin, Paris Cinéma).
UN TORRENT DE LARMES
Christophe : Pas mes larmes, les siennes. Celles d’Adèle dans LA VIE D’ADELE d’Abdellatif Kechiche (Cannes), avec un bon supplément de morve par-dessus, lorsqu’elle implore son ex-compagne de la reprendre.
Hendy : LE GEANT EGOISTE (Cannes). Dans le film de Clio Barnard, les deux jeunes héros s’essayent à des courses clandestines de chevaux. Le cheminement émotionnel qu’elle provoque évoque quant à lui… le tir à l’arc. Elasticité, mise en tension, la corde se tire au maximum, frêle et ferme à la fois, puis Clio relâche, et la flèche frappe en plein coeur.
Nathan : On trouve des larmes et des pluies torrentielles dans STRAY DOGS/LES CHIENS ERRANTS, film ultime et de fin de monde pour Tsai Ming-Liang. Dans la deuxième partie, dont on ne sait si elle est un flash-back ou une version alternative de la première, le père, la mère et les enfants logent dans une « maison qui pleure ». L’état des murs vaut en quelque sorte pour l’état du couple.
UNE ACTRICE
Christophe : soyons snobs et fous. Encore plus snobs et fous que d’habitude. Lee Eun-woo, l’actrice principale de MOEBIUS, à la fois interprète de l’épouse et de la maîtresse du mari. Un rôle muet, souvent partiellement dénudé, des cris et des scènes scabreuses à jouer : elle réussit à rendre enfin attractive l’hystérie caractéristique du cinéma coréen récent dominant.
Hendy : Lea Seydoux. Extraordinaire dans GRAND CENTRAL de Rebecca Zlotowski (Cannes), présenté au Certain Regard, elle se montre aussi à son avantage dans un autre film visible dans une section parallèle, interprétation qui lui aurait valu une Palme d’or…
Nathan : Greta Gerwig, The Great Gerwig, « undatable » et traversant en courant et en dansant le noir et blanc de MANHATTANT et de la Nouvelle Vague dans FRANCES HA de Noah Baumbach (Berlin). Elle danse à nouveau dans « Afterlife », l’incroyable clip que Spike Jonze a réalisé a tiré du morceau d’Arcade Fire.
UN ACTEUR
Christophe : Oscar Isaac dans INSIDE LLEWYN DAVIS d’Ethan et Joel Coen (Cannes). Pas seulement parce qu’il chante et joue de la guitare. Heureusement que les frères Coen étaient absents lors de la cérémonie du palmarès à Cannes, ça nous a permis de le voir recevoir à leur place ce Grand Prix qui aurait dû être un Prix d’interprétation largement mérité.
Hendy : Le snobisme et la folie mentionnés plus haut sont contagieux. Pas question de choisir Leonardo Di Caprio, le cast de rêve de L’INCONNU DU LAC ou même Michael Douglas, non, la perversion impose de ne retenir qu’un troisième rôle, estimant que son interprète est tellement irrésistible qu’il éclipse toute performance de premier plan. A ce petit jeu, il convient de saluer Rob Lowe dans MA VIE AVEC LIBERACE de Steven Soderbergh (Cannes).
Nathan : La conversion et reconversion de Matt Damon dans NOUVEAU DEPART de Gus Van Sant…euh non…dans PROMISED LAND de Cameron Crowe…non, bon sang…dans PROMISED LAND de Gus Van Sant, film politique et moral d’une grande subtilité ! On rapprocherait bien ici Matt Damon de son rôle de farmer dans NOUVEAU DEPART mais aussi de deux beaux personnages clivés, maléfiques et bienfaiteurs : Curtis La Forche dans TAKE SHELTER, Bruno Weiss dans THE IMMIGRANT. Pastorale américaine et Terre Promise.
UN PLAISIR COUPABLE
Christophe : Là où il y a du plaisir, il ne peut y avoir de culpabilité. C’est donc sans arrières pensées qu’il faut se réjouir de voir une ribambelle de kangourous se faire défoncer par un 38 tonnes, au cours de l’une des nombreuses courses-poursuites de WOLF CREEK 2 de Greg Mclean (Venise, PIFFF), tellement plus amusant que le premier que cela en est indécent.
Hendy : HELI d’Amat Escalante, Prix de la mise en scène à Cannes. C’est un peu comme le plan final de THE IMMIGRANT, ou comme ceux de début et de fin de LUMIERE SILENCIEUSE de son ami et producteur Carlos Reygadas : les intentions sont visibles, la volonté de parfaire limpide, mais une telle maîtrise formelle fait toujours son effet.
UN FILM MALADE
Christophe : ‘TIL MADNESS DO US PART de Wang Bing (Venise, Les 3 Continents), l’immersion du réalisateur de Three Sisters dans un asile de cinglés d’une région pauvre de la Chine. Film de fou, à tous les sens du terme, où l’absence du monde aux yeux des internés ferait presque douter de notre existence, au terme des 4h passées avec eux.
Hendy : ONLY GOD FORGIVES de Nicolas Winding Refn (Cannes). Tout le monde veut l’interner, mais lui sait qu’il n’est pas fou. Au regard des films antérieurs à DRIVE réalisé par Refn, et plus particulièrement du GUERRIER SILENCIEUX, cet essai mutique et doucement trash n’a finalement rien d’étrange. La folie est dans l’oeil de celui qui regarde.
Nathan : JIMMY P. d’Arnaud Desplechin (Cannes), dans lequel le soignant est plus agité que le soigné. Qu’est-ce que s’occuper d’une tête ? Dans LA SENTINELLE, premier long métrage de Desplechin, Emmanuel Salinger trimballait une tête de mort dans ses bagages. Georges Devereux a charge d’âme. Il s’occupe d’une tête et des images traumatisantes qu’il y a dedans. Un film apaisé mais sans folie.
UN FILM A NE JAMAIS REVOIR (MEME DANS UN AVION)
Christophe : ALABAMA MONROE de Felix Van Groeningen (Berlin, Paris Cinéma), mélodrame grotesque qui confond tout et qui a la douceur du parpaing.
Hendy : NEBRASKA est abject, misanthrope, détestable de bout en bout. A tel point, toutefois, que le revoir pourrait provoquer une colère saine. Par soustraction, le film donnerait presque envie d’aimer plus encore son prochain. En revanche, celui dont des visions répétées n’apporteraient que consternation, abrutissement et migraines, c’est TORE TANZT, fable laborieuse et horripilante sur un ado martyr qui se fait cracher au visage avec le sourire (littéralement).
UN FILM QUE TOUS LES AUTRES AIMENT
Christophe : TEL PERE, TEL FILS d’Hirokazu Kore-Eda, Palme du scénario le plus crétin et du film le plus improbable. Le regarder, c’est assister au long naufrage d’une bonne idée dans une mare de nullité : rien n’est humainement crédible dans cette histoire, tout tient à des comportements irrationnels et injustifiables.
Hendy : LES GARÇONS ET GUILLAUME, A TABLE ! A Cannes, c’était plus précisément « un film que tous les autres aiment au point de taper des pieds sur le sol, de se plier de rire stricto sensu et de se lancer dans un concours avec son voisin de salle pour déterminer qui rit le plus fort ».
Nathan : LA VIE D’ADELE… « Bouh ! Ouh ! » Avec Adèle, c’est tout ou rien. Pas d’indignation mais de l’ennui.
UN FILM QU’ON AURAIT AIME AIMER
Christophe : GRAVITY d’Alfonso Cuaron (Venise). Absolument rien de détestable dans cet exercice de style de très haut vol, mais des tas de petites choses qui m’empêchent de le célébrer comme la majorité des confrères : un scénario avançant littéralement par bonds de proche en proche, d’un appareil à l’autre ; un élément déclencheur qui fait tiquer quand on revendique une vraisemblance totale (si on fait exploser un satellite en orbite, absolument tout ce qui tourne autour de la Terre sera détruit par les débris apparemment…), et surtout une absence de véritable mystique. Niveau résilience et deuil d’une héroïne, The Descent est plus fort. Quant à ce que dit le film sur l’âme et sur le monde, ALL IS LOST est aussi plus fort.
Hendy : TEL PERE, TEL FILS. La première partie est charmante, puis la seconde enchaîne tristement les facilités narratives (des personnages évidés, d’autres évincés). Enfin, face à l’avant-dernier plan, au symbolisme clignotant, impossible de refréner un facepalm. Qui sera suivi, quelques jours plus tard, par un second lors de l’annonce de son Prix du jury.
Nathan : L’ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS d’Hélène Cattet et Bruno Forzani (Locarno, La Roche-sur-Yon, PIFFF) : formalisme à tout crin, pauvreté de l’intrigue, jeu d’acteur approximatif. Tarantino aime beaucoup AMER. Cattet et Forzani le lui rendent un peu trop. Maniéré et indigeste.
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