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Cinq ans après Two Lovers (2008), James Gray est encore reparti de Cannes les mains vides. Cette fois-ci avec le portrait d’Ewa, une immigrée polonaise aux États-Unis dans les années 1920. Un beau voyage en double sens, horizontal et vertical : Ewa entame sa conquête de l’Ouest et nourrit son ascension spirituelle.
Il faut se souvenir que, pendant longtemps, le titre de The Immigrant devait être Lowlife. Low signifie «bas», et caractérise la vie triviale qu’Ewa (Marion Cotillard) est contrainte d’adopter. Polonaise, immigrée aux États-Unis, elle est recueillie par un souteneur (Joaquin Phoenix), bientôt devenu sa seule chance de ne pas être expulsée sans délai et plus encore de pouvoir sauver sa sœur, retenue à Ellis Island et atteinte de tuberculose.
La notion de bassesse, James Gray s’y intéresse moins d’un point de vue sociologique que spatial. La description du mode de vie trivial d’Ewa a son importance dans le récit, mais moins que l’environnement qui abrite les étapes douloureuses de sa nouvelle vie. Ewa essaye de se sortir de cette mauvaise passe, mais ses décisions la dirigent malgré elle vers les bas-fonds de New York, au risque de se faire dévorer. Des rues de la ville, elle se retrouve enfermée dans un cabaret, puis sous un pont de Central Park, enfin au cœur des canalisations de la ville. Une chute qui serait trop linéaire et trop implacable pour être supportable si James Gray ne s’évertuait à la contre-carrer en permanence par le désir d’ascension spirituelle de son héroïne. La verticalité l’emporte sur l’horizontalité. Le parcours physique d’Ewa la guide de l’Europe vers les États-Unis, de son premier foyer américain vers un second relié par un pont, peut-être plus loin encore pour achever sa propre conquête de l’Ouest. Pour autant, qu’elle se déplace dans l’espace n’apporte rien à Ewa, c’est l’élévation intérieure qui compte. Le gouffre de l’Amérique, puits sans fond, la digère calmement. Mais Ewa voit encore de la lumière : quand elle observe un homme battu par des policiers, dans un renfoncement des égouts de la ville, les lampe-torches des hommes de loi fendent l’obscurité. Pas de signe funèbre ici, pas d’issue du tunnel, Ewa garde toujours espoir et ces lumières la guident vers le salut. Comme dans Gatsby le magnifique (Baz Luhrmann, 2013), présenté lui aussi à Cannes en 2013, une grande pancarte représentant les yeux du Docteur Eckleburg se distingue à l’arrière-plan de certaines scènes. Ce regard divin, d’abord imaginé par Fitzgerald, ne prend pas de haut les personnages. Dans The Immigrant, il apparait dans une vitrine qui jouxte l’immeuble d’Ewa et de son protecteur : il se place au niveau de la jeune femme, de sa sœur, de leurs semblables. Pas de jugement, ni de main tendue ; pour s’élever, Ewa progresse seule, avec l’image de son Paradis en ligne de mire.
Le courage d’Ewa est immuable. Et si sa détermination s’expliquait par une forme de prescience quant à son propre destin ? L’idée surgit quand James Gray reprend, quasiment à l’identique, la scène du climax dramatique du Village (M. Night Shyamalan, 2004) pour en faire le sien. Tous les éléments sont réunis, l’acteur Joaquin Phoenix y compris. Cet emprunt visible met en exergue une impression diffuse : Ewa reçoit avec souffrance les épreuve qui l’attendent, mais ne doute jamais de retrouver son Paradis. Comme les personnages du Village qui se déguisent pour dissimuler leur appartenance à une autre temporalité, Ewa passe l’essentiel de The Immigrant à se travestir, au point que ses costumes finissent par mieux la définir que ses oripeaux d’origine : elle s’habille en statue de la Liberté, ou comme l’héritière d’un milliardaire new-yorkais. James Gray ne filme plus une immigrante sans le sou, mais une américaine, riche et libre, qui revit ses premières heures sur la terre promise. La mise en scène qui appuie, par des cadres dans le cadre, la séparation du personnage et de ses semblables semble soutenir cette double-vue. Les jeux avec les miroirs, les reflets, abondants et déformants, renvoient encore cette perception d’une présence absente. Le dernier plan du film, dans lequel il est question de retourner dans le monde ou de le quitter, se lit alors à plusieurs niveaux. Après les personnages, c’est au spectateur de faire ses adieux. C’est un déchirement de quitter le monde de James Gray.
THE IMMIGRANT (Etats-Unis, 2013), un film de James Gray, avec Marion Cotillard, Joaquin Phoenix et Jeremy Renner. Durée : 119 min. Sortie en France le 27 novembre 2013.