Revivre (vie et mort de l’acteur)

Quand jouer la comédie sera un calvaire. Quand il n’y aura plus de caméra. Quand les stars laisseront leur avatar numérique travailler pour elles. Quand Bruce Lee et James Dean retrouveront du travail. Le cinéma d’après Holy Motors et l’acteur. Mort et vivant. 

« Revivre » : parmi les films de ces derniers mois, les jumeaux Holy Motors et Alps auront été les plus sensibles sur le sujet. Rappelons à quoi tient cette gémellité. Pour Leos Carax et Yorgos Lanthimos, le cinéma de demain sera partout et nulle part. Il sera public et privé, pour tout le monde et pour personne. Il y aura du jeu tout le temps, mais il n’y aura plus de salle de projection, plus de « moteur », plus d’ « action », plus de « quatrième mur ». Les caméras seront invisibles. Jouer, ce sera passer d’une vie à l’autre (Holy Motors), vivre à la place des morts, faire revivre le meilleur et le pire de la vie des autres comme les membres de la société secrète Alps. Détail qui a son importance : le chef, Mont Blanc, est le seul qu’on ne voit pas à l’œuvre. Son rôle est de distribuer les rôles et d’annoncer le principe de Alps, l’organisation, le film : un refus catégorique de s’expliquer, de la transparence.

Ainsi, la mort sera le métier des acteurs. Être acteur sera la seule et unique occupation. Ce sera moins une profession qu’une condition. Dans Holy Motors, Monsieur Oscar marque un temps d’arrêt, soupire avant d’entrer dans la maison de son dernier rendez-vous. Vivre, c’est du travail. Demain, il faudra recommencer, « replonger dans le froid liquide des jours » comme le chante Gérard Manset.

Ben Whishaw dans CLOUD ATLAS de Lana Wachowski, Andy Wachowski et Tow TykwerRe-« revivre », Cloud Atlas des frères Wachowski et Le Congrès d’Ari Folman : un autre binôme nous ramène vers l’acteur, vers les films de Carax et Lanthimos. Il les prolonge, en quelque sorte. Sans traiter spécifiquement de cinéma, Cloud Atlas a un projet comparable à celui de Holy Motors. Il s’agit de faire plusieurs films en un seul, de voyager dans des vies-films (« fiction de gauche » seventies, SF post-apocalyptique, SF dystopique, Matrix, comédie british…), d’offrir plusieurs rôles au même acteur et, pour le plus iconoclaste, de lui faire changer de couleur de peau et de sexe, en écho à la transformation de Larry en Lana Wachowski. Puisque les vies de Cloud Atlas sont des films, pourquoi ne pas mettre celles de Tom Hanks en rapport avec Retour vers le futur et Le Pôle Express ? Soient les deux temps forts du cinéma de Robert Zemeckis, le « live action » et le film d’animation. Qu’il soit de 1955, 1985, 2015 ou 1885, un McFly a toujours le visage juvénile de Michael J. Fox, un Tannen toujours la carrure imposante de Thomas Francis Wilson. Le Pôle Express concerne plus directement Hanks qui, via la performance capture, prête ses expressions à six personnages. Les Wachowski se souvenaient-ils de ces vies antérieures ?

LE PÔLE EXPRESS de Robert Zemeckis

La performance capture est au cœur du Congrès d’Ari Folman, comme la motion capture entre dans le parcours de Monsieur Oscar. Scannée par une immense sphère dotée de capteurs et de caméras (la Light Stage, utilisée pour le très attendu Gravity d’Alfonso Cuaron), Robin Wright vit ses dernières émotions d’actrice. Sa copie numérique travaillera pour elle et jouera dans les films qu’elle a ou aurait refusés de faire (science-fiction, film d’action, porno). En échange, Hollywood lui offre la jeunesse éternelle. C’est l’anti-Dorian Gray. Dans la deuxième partie, Robin Wright entre dans un monde virtuel animé qui doit autant au style des frères Fleischer qu’à l’univers méta de Satoshi Kon (revoir Millennium Actress, ses voyages dans les vies-films d’une actrice japonaise). Le déluge d’effets psychédéliques a une raison d’être si on lui prête la même vertu thérapeutique que le dessin dans Valse avec Bachir. Il faut s’écoeurer des images pour guérir des images. Ici, après le scan d’acteur, l’industrie hollywoodienne a franchi une nouvelle étape. La star est une formule chimique. Elle se boit comme un philtre. L’ingurgiter, c’est se changer le temps de quelques secondes en Clint Eastwood, John Wayne, Marilyn Monroe. Acteur partout, acteur nulle part. Après le cinéma sans caméra, le cinéma sans corps.

ALPS de Yorgos LanthimosDans Alps, les « acteurs » jouent à imiter des stars disparues. Quand vient son tour, Mont Blanc choisit celle qui a le plus résonance avec le film (à ce sujet, lire notre interview de Yorgos Lanthimos). Rien n’est dit mais à ses gestes, aux marques de (faux) sang sur son torse, on devine qu’il s’agit de Bruce Lee. On n’y aurait pas prêté autant attention si Lee n’avait pas lui-même fait l’objet d’une (mauvaise) duplication. Théoriquement passionnant, le Jeu de la mort n’en reste pas moins risible et obscène. Risible parce que les raccords entre le vrai et le faux Bruce Lee sont archi-visibles, obscène parce que Clouse donne à voir sa véritable dépouille.

 

Pour faire revivre la star, restent les voies du biopic et de la publicité. Elles sont problématiques. On se lasse du biopic et de ses lieux communs (schéma narratif du rise and fall, psycho-névrose, mimétisme plastique au détriment de l’interprétation). La publicité reste de la publicité. Et si les deux venaient à fusionner ? Et si les innovations de la pub en termes d’effets spéciaux servaient le biopic ? Et si, plutôt que de faire appel à Nicole Kidman pour incarner Grace Kelly, on demandait à….Grace Kelly ? Exemple (trop court) avec les 90 secondes de la Pub Dior « J’adore » avec Charlize Theron. Sur le « Heavy Cross » de Gossip, l’égérie traverse la Galerie des Glaces de Versailles et croise du beau monde : Grace Kelly, Marlene Dietrich et Marylin Monroe l’habituée, qui poursuit ici sa deuxième carrière dans la pub après avoir travaillé pour Gap, Levi’s, Chanel n°5 et Citroën (aux côtés de John Lennon, après sa courte apparition dans Forrest Gump – voir la quatrième vidéo).

La pub réalisée par Jean-Jacques Annaud laisse entrevoir quelques possibilités pour le cinéma du futur, pour le cinéma des morts. Ari Folman aura alors vu juste. Peu de temps après Marilyn et les autres, c’est Audrey Hepburn qui a ressuscité dans un spot pour une marque de chocolat (Galaxy). Avec l’autorisation des ayants droits, ses deux fils Sean Hepburn Ferrer et Luca Dotti. Passons sur le résultat, absolument laid et moins abouti que la pub Dior (ça manque de chair, on se demande si Hepburn ne va pas fondre avec le chocolat qu’elle garde dans son sac à main).

L’enjeu éthique est peut-être plus intéressant : « Ressusciter les morts ? Ces acteurs apprécieraient-ils qu’on se serve de leur image, de leur nom ? » commentait un internaute. Un visage célèbre peut-il tomber dans le domaine public ? C’est là qu’intervient CGM Worldwide, équivalent de Alps dans notre monde réel. On s’y occupe moins des vivants que des morts et de leurs proches : Dennis Hopper, James Dean, James Stewart, Bette Davis, Ingrid Bergman, James Coburn, Montgomery Clift, Tony Curtis, Natalie Wood, Marilyn Monroe, Andy Kaufman, John Belushi (pour connaître la liste complète : http://www.cmgworldwide.com/corporate/clients.html).

La technologie va-t-elle remettre cette prestigieuse clientèle au travail ? Serons-nous encore là pour le voir ?

 

Nathan Reneaud
Nathan Reneaud

Rédacteur cinéma passé par la revue Etudes et Vodkaster.com. Actuellement, programmateur pour le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux et pigiste pour Slate.fr. "Soul singer" quand ça le chante.

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