LES TROIS SOEURS DU YUNNAN de Wang Bing

Trois fillettes de la province du Yunnan sont livrées à elles-mêmes. La caméra de Wang Bing les observe, les accompagne, les surveille, à distance idéale. Un documentaire d’une ampleur et d’une douceur remarquables, récompensé par le Prix Orizzonti à Venise et la Montgolfière d’or aux Trois Continents 2012.

Wang Bing filme le quotidien de trois jeunes sœurs, dans les montagnes les plus élevées du Yunnan. YingYing, 10 ans, et ses sœurs cadettes sont autonomes, contraintes de vivre seules des mois durant, pendant que leur père cherche du travail à la ville. Pendant une longue partie des Trois sœurs du Yunnan, le film se concentre seulement sur l’ainée. YingYing, qui ne peut être scolarisée à moindre coût en milieu urbain, reste seule à la maison. Durant ce segment, l’enfant arbore toujours le même sweat-shirt et Wang Bing la cadre le plus souvent de dos. L’arrière de son sweat porte l’inscription « Lovely Diary ». Ce document enregistré par Wang Bing au fil des mois peut-il devenir cet « adorable journal intime » de YingYing ? Elle et ses sœurs ne rient pas souvent, jouent peu, travaillent dur. Si Les trois sœurs du Yunnan, elle serait à rangée aux côtés de Bugsy Malone : des enfants y jouent des rôles d’adultes. La perception que peut avoir la petite fille sur ses heures de labeur et sur sa solitude n’est certainement pas la même que celle des spectateurs qui la regardent. S’ils n’entrevoient qu’une partie de son existence, YingYing elle-même ne se rend peut-être pas compte de la singularité de sa situation. Il y a une dizaine d’années, dans Yi Yi d’Edward Yang, un petit garçon prenait en photo le dos des gens qu’il rencontrait, « pour leur montrer l’autre moitié de leur vérité », disait-il. C’est ce que semble souhaiter Wang Bing quand il cadre la grande sœur de dos, en route pour l’école, à travers champs, au plus haut des monts environnants. Sa caméra, bienveillante, se veut aussi une présence discrète, qui jamais n’intervient mais qui l’accompagne, de loin, en l’absence de son père.

A bonne distance, Wang Bing sait toujours quoi filmer. Presque une forme de prescience. Il partage cela avec Michelangelo Frammartino qui donnait, lui aussi, l’impression de maîtriser l’impondérable dans Le Quattro volte (2010) ; film animé d’un même amour de la nature et de toutes ses forces vives. Les mouvements de la caméra de Wang Bing précèdent ceux des figures qu’il rassemble dans son cadre. En cela, le quotidien des fillettes esseulées apparaît moins inquiétant qu’il ne pourrait l’être. Le réalisateur veille. Lors de la fête d’automne du village, cette étonnante habileté semble plus limpide que jamais : un homme parle mais Wang Bing ne le cadre pas, il en observe un autre qui finit par prendre la parole, avant d’être masqué par un troisième villageois qui bloque l’espace avant de devenir lui-même le nouveau centre d’attention de la conversation. La parole est aussi rare qu’elle est essentielle dans Les trois soeurs. Les quelques mots prononcés par le père le matérialisent plus auprès des siens que son propre corps. Lorsqu’il explique posément à YingYing pour quelles raisons il va devoir la laisser seule, il le fait avec calme et discernement. Ce n’est pas un père indigne. Seulement, la situation économique le brime et pousse sa famille au déchirement. Et si cette violence de l’environnement se ressent toujours, elle surgit parfois de façons inattendues. Tel ce vent qui résonne et s’intensifie dans le micro que porte Wang Bing. Tel ce souffle, pas moins assourdissant, du réalisateur quand il arpente les sentiers à pic du Yunnan. Tels ces nuages noirs et menaçants dessinés sur les murs de la classe de YingYing.

De mauvais présages. La toux de YingYing en est un autre, plus réel, à tel point que le carton final devient une appréhension. Wang Bing, ayant finalisé le projet près de deux ans après la fin du tournage, il pourrait avoir de funestes informations à transmettre in extremis. Ce n’est pas le cas. Mais lorsque l’écran fond au noir, l’émotion étreint malgré tout. La durée du film lui est profitable : malgré les indications temporelles, il est parfois difficile de mesurer le temps qui s’écoule à l’image, et le temps qui s’écoule dans la salle. « On ne s’est pas lavées depuis que tu es parti » dit la fille cadette à son père, « on ne s’est pas lavées depuis des années ». C’est un voyage atemporel, composé de rencontres mémorables : des gens, des animaux, des paysages, des sons, qui l’on aimerait retrouver un jour.

LES TROIS SŒURS DU YUNNAN (San Zimei, Chine, 2012), un film de Wang Bing. Durée : 153 min. Sortie en France le 16 avril 2014.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

Articles: 307