UNDER THE SKIN : vous pouvez avoir ses selfies, vous n’aurez jamais Scarlett

Un extraterrestre prend la forme d’une femme pulpeuse et sillonne l’Ecosse au volant de son van, afin de séduire et capturer des hommes esseulés : Under The Skin ressemble à une réécriture arty et sensuelle de La mutante, et s’impose en envoûtante exploration du statut d’icône, de la convoitise et de l’état de faiblesse dans lequel nous plonge le désir.

La scène se déroule sur ce qui ressemble d’abord à un fond noir. Pas de bruit. Un homme se déshabille tout en avançant vers une femme qui recule, et ôte elle aussi ses vêtements, mais plus lentement. Nu, le sexe en érection, le mâle s’enfonce progressivement dans le sol, en fait liquide, une eau noire. Il est calme, hypnotisé, puis englouti. La femme revient sur ses pas, marchant sans hâte, tel Jésus sur les flots. Toutes les beautés de Under The Skin tiennent à ce moment, répété deux fois, puisque la femme n’en est pas une : c’est un alien ayant pris forme humaine, sillonnant l’Ecosse à bord d’un van, en quête d’hommes esseulés à séduire et… à absorber ? Il y a donc la beauté esthétique, celle qui tient aux tranchants des couleurs (le contraste entre le corps masculin, blanc et fragile, et la profondeur des ténèbres), à l’angoisse que la musique dépouillée, métronomique, entretient, aux effets spéciaux d’une précision fabuleuse et inattendue (ce qu’il advient des corps prisonniers est inimaginable). Il y a la beauté de l’idée, la représentation du désir sous la forme d’un laisser-aller à l’engloutissement, d’une marche solitaire vers une oasis vouée à rester un mirage se dérobant sans cesse, avant de se laisser aspirer par des sables mouvants.

Scarlett Johansson dans UNDER THE SKIN de Jonathan GlazerOn peut avancer sans risque de se tromper que rarement la tension sexuelle, la convoitise du corps d’autrui, a trouvé si belle représentation, limpide et poétique. L’acte, si. C’est par exemple le cas dans Trouble Every Day, auquel Under The Skin fait souvent penser, lui qui est aux films d’extraterrestres ce que le film de Claire Denis était aux vampires. Le coït s’y transformait alors en cannibalisme. Il n’y a pas de relation sexuelle chez Glazer, seulement leur prélude, et un vif intérêt artistique pour cet instant très spécial où le désirant s’affiche dans sa glorieuse faiblesse. Restons français pour convoquer Holy Motors, autre réminiscence possible à la vision de Under The Skin. La partie consacrée à M. Merde montrait Denis Lavant, pénis au vent face à Eva Mendes, habillée en princesse des mille et une nuits. La belle et la bête, évidemment, avec un soupçon d’agressivité du côté de la bête et de son phallus crochu. Glazer met en scène la même étrange confrontation, sauf qu’il se place du côté du féminin, lui, pas du masculin, et que si l’homme n’a rien de la bête, la femme, elle, a tout du prédateur.

N’est-ce pas un pied de nez que de poser longuement nue devant un miroir, de manière à montrer en même temps ses fesses et sa poitrine, pour se réapproprier cette pose parodiée par les internautes, après la diffusion de photos volées sur le web ?

Pas de vagina dentata – on n’a même pas le temps d’arriver jusque là – mais une noyade volontaire, angoissante pour le spectateur, pas pour le personnage qui en est la victime consentante. Pourquoi reparler d’Holy Motors ? Parce que chez Carax, Eva était un mannequin, et M. Merde, un vagabond crasseux. Lui, le sale, la subtilisait elle, la beauté. Même cas de figure dans Under The Skin dont – comble du bonheur –  l’alien est une entité actrice, et que le personnage qu’elle incarne ne peut être que Scarlett Johansson. La star devient littéralement une extraterrestre, un corps intouchable pour tous ceux qui l’entourent. Est-ce un hasard si elle se laisse attendrir par un homme dont le visage déformé rappelle celui d’Elephant Man, comme si elle se sentait enfin en terrain connu, entre interprètes de cinéma (c’est à partir de lui qu’elle se laisse aller à l’empathie, improvise et dévie de la trajectoire imposé par son mystérieux complice) ? N’est-ce pas un pied de nez que de poser longuement nue devant un miroir, de manière à montrer en même temps ses fesses et sa poitrine, pour se réapproprier cette pose parodiée par les internautes, après la diffusion de photos volées sur le web ?

Convoiter le personnage qu’elle interprète, c’est convoiter une star, c’est convoiter une étoile, c’est convoiter une extraterrestre, c’est convoiter une déesse. Toutes les formes de conquête sont fusionnées en une seule, avec ce corps posé comme ultime frontière. Ce corps ? Cette peau plutôt. Sans rien révéler du bel épilogue, qui rappelle par sa détresse le ton d’Electroma de Daft Punk – Under The Skin est vraiment un film français moderne – avec la forêt grise et humide de l’Ecosse pour désert, décrivons simplement la première scène du film : Scarlett, nue, déshabille une autre Scarlett, son modèle assassiné, pour prendre ses vêtements, après avoir pris son apparence. Une icône, ce n’est que ça, un costume qui peut se voler. Interprêter, c’est muer, avec le risque qu’à force de peaux ôtées ou ajoutées, on ne trouve plus rien d’humain dessous.

UNDER THE SKIN (Royaume-Uni, 2013), un film de Jonathan Glazer, avec Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams, Adam Pearson, Paul Brannigan… Durée : 107 minutes. Sortie en France le 25 juin 2014.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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