UNE ANNEE 2013 DE FESTIVALS (seconde partie)

Découverts à Nantes, La Roche-sur-Yon et ailleurs, ou durant les trois rendez-vous immanquables que sont Cannes, Venise et Berlin, les films de festivals vus en 2013 regorgent de scènes surprenantes, de répliques cultes, d’images folles. Voici la première partie des « moments » qui ont le plus marqué notre rédaction : Bordeaux, Deauville US et Brive, Adèle habillée ou fessée, la musique de The Immigrant, un film grec fantomatique disparu des écrans radars, de l’amour, des nerds, des cochons et des chats.

 

UN CHAT

Christophe : Ulysse dans INSIDE LLEWYN DAVIS de Joel et Ethan Coen (Cannes), premier lauréat de la Palme Cat.

Hendy : Hors de question d’en choisir un autre qu’Ulysse, à la fois double de Llewyn et réincarnation de Cat, le chat bien nommé de DIAMANTS SUR CANAPE.

Nathan : Les chats errant dans l’hôtel de COMPUTER CHESS d’Andrew Bujalski (Berlin, La Roche-sur-Yon). Le matou roux de THE STRANGE LITTLE CAT, presque un équivalent chatonesque des chiens de MON ONCLE de Jacques Tati. Présenté à Berlin puis à l’ACID, le film de Ramon Zürcher fabrique du burlesque à partir des événements du quotidien et de la cohabitation (forcée) entre le chat et le chien de la maison.

 

UNE HISTOIRE D’AMOUR

Christophe : Comment ne pas citer LA VIE D’ADELE d’Abdellatif Kechiche (Cannes) ? Et en particulier le moment des retrouvailles, déchirant quand on comprend au détour d’une réplique que sept années viennent de s’écouler, depuis la séparation. « Putain, sept ans » aurait dit l’autre… Et Adèle n’a toujours pas tourné la page. Ca donne le vertige.

Hendy : Se savoir unique aux yeux de quelqu’un, c’est un sentiment exaltant, qui donne des ailes. Et ce, aussi bien en amour qu’en amitié. Alors quand FRANCES HA de Noah Baumbach (Berlin) jalouse le fiancé de sa meilleure amie en ces termes, « C’est juste que, si quelque chose de drôle t’arrives sur le chemin de l’épicerie, tu ne le raconteras qu’à Patch, et moi, je n’en entendrai jamais parler », la petite confession dit tout avec presque rien et fend le cœur.

Nathan : L’amour à l’épreuve du temps, la romance qui dure depuis 18 ans entre Ethan Hawke et Julie Delpy dans BEFORE MIDNIGHT de Richard Linklater (Berlin), dernier volet d’une belle trilogie romantique. Pourtant, ils n’auront fait jusqu’ici que parler et marcher. Ou s’arrêter dans des cafés viennois ou parisiens. Ou marcher à travers les ruines de la Grèce Antique. A croire que l’Amérique avait trop peu d’histoire. A croire qu’il fallait le Vieux Monde pour faire le plus vieux couple du cinéma.

 

UN FANTASME

Christophe : Etre Steve Coogan dans A VERY ENGLISHMAN de Michael Winterbottom (Berlin), magnat de l’érotisme sous toutes ses formes et coureur patenté, toujours bien entouré de belles femmes nues. Un homme, un vrai.

Hendy : Ceux de HAEWON ET LES HOMMES de Hong Sangsoo (Berlin, Paris Cinéma) : des fantasmes de rencontres espérées, de romances idéalisées, de voyages envisagés. Plus que jamais, Hong Sangsoo raconte son histoire les deux pieds sur le rebord du plongeoir ; sa Haewon ne fait qu’imaginer son avenir, voire ne fait que rêver qu’elle imagine son avenir.

Nathan : Adèle Exarchopoulos. Même habillée et la bouche fermée.

 

UNE SCENE CHAUDE

Christophe : Comment ne pas citer LA VIE D’ADELE ? (bis). Isolées du reste du film, les étreintes sensuelles d’Adèle et Léa feront les beaux jours des tubes spécialisés dans le hard.

Hendy : Celle de LA VIE D’ADELE. Il n’y a rien de glorieux à ne le citer ici que pour ce passage, comme si le film se résumait à sa scène chaude. Les deux chapitres de Kechiche racontent pourtant bien d’autres (jolies) choses, mais cette première fois d’Adèle et Emma laisse une trace indélébile, comme la scène de judo érotisée de DOUCHES FROIDES d’Antony Cordier ; ce sont des frottements et des soupirs qui hantent tel un mantra. Hors contexte, c’est certainement excitant ; dans le flot du film, c’est surtout attendrissant.

Nathan : Les scènes de culs et fessées de LA VIE D’ADÈLE, dans lesquelles j’aurais vu moins le désir ou l’amour au travail entre Adèle et Emma que la machinerie, le décor, la performance, le travail des actrices Adèle et Léa, leur effort physique.

 

UNE BANDE-SON

Christophe : le thème principal de THE IMMIGRANT de James Gray (Cannes), composé par Christopher Spelman, c’est la madeleine de Proust de l’année. A chaque écoute, on revoit New-York, les teintes ocres, Marion Cotillard, et on se dit que ce film vaut encore mieux que ce que l’on pensait, que son souvenir ne cessera jamais de grandir en nous.

Hendy : Pour retranscrire parfaitement ma pensée, je vais devoir citer un confrère : « Le thème principal de THE IMMIGRANT, composé par Christopher Spelman, c’est la madeleine de Proust de l’année. A chaque écoute, on revoit New-York, les teintes ocres, Marion Cotillard, et on se dit que ce film vaut encore mieux que ce que l’on pensait, que son souvenir ne cessera jamais de grandir en nous ».

Nathan : La Northern Soul de JE SENS LE BEAT QUI MONTE EN MOI de Yann Le Quellec (Brive).

 

UNE DECOUVERTE

Christophe : GERONTOPHILIA de Bruce Labruce, vu à Venise à cause de son titre crapuleux, aimé grâce à sa délicatesse. L’histoire d’amour entre un adolescent qui aime les vieux et un homo noir qui a l’âge d’être son grand-père : pour rendre ça touchant, il faut du talent et c’est le cas de Labruce sur ce coup.

Hendy : Alberto Fasulo, réalisateur de TIR (Rome, Belfort), transfuge du documentaire. Son film en a même longtemps été un, avant que Fasulo ne façonne un récit de fiction autour de deux chauffeurs routiers. Regorgeant d’une foule d’enjeux dramatiques, déployés et réglés depuis un habitacle de 2m², TIR traite de l’aliénation par le travail comme peu d’autres films politiques récents.

Nathan : LEÇONS D’HARMONIE d’Emir Baigazin (Berlin, Les Trois Continents), jeune réalisateur kazakh déjà en pleine possession de ses moyens. Tout commence à la ferme, par le dépeçage d’un mouton. Cinéma rural de festival quand tu nous tiens ! Mais ce décor cède vite la place à la modernité du lycée d’Aslan, où le héros devient à son tour bouc émissaire. LEÇONS D’HARMONIE concilie littéralité et métaphore, chair et abstraction, cinéma mental et propos politique. David Cronenberg n’a qu’à bien se tenir.

 

UNE RENCONTRE

Christophe : en vraie, celle avec Guillaume Brac à Bordeaux pour la présentation de TONNERRE ; au cinéma celle avec le docteur Placenta (Serge Trinquecoste) dans LA FILLE DU 14 JUILLET d’Antonin Peretjatko (Cannes – Quinzaine des Réalisateurs), personnage le plus drôle de l’année. Point commun au deux : Vincent Macaigne.

Hendy : Dans JOE (Venise, Deauville US), la star aurait dû être Nicolas Cage, voire son jeune acolyte Tye Sheridan, déjà vu dans THE TREE OF LIFE et MUD. Or, celui qui leur vole la vedette se nomme Gary Poulter, un sans-abri à qui David Gordon Green a donné sa chance pour un premier rôle au cinéma. Il incarne le père en lambeaux de l’ado, vieil homme violent et imbibé d’alcool du matin au soir. L’acteur glace le sang à chaque apparition, chaque réplique. Il possède une présence écrasante, presque intimidante. Son jeu est imprévisible et hypnotisant. Dans le cadre de la présentation du film en festival, la « rencontre » en question n’a néanmoins pas pu se répéter en chair et en os : Gary Poulter est décédé deux mois après la fin du tournage.

Nathan : Après avoir vu COMPUTER CHESS à Berlin, l’interview de son réalisateur Andrew Bujalski, parrain de la mouvance mumblecore mais aussi humble movie nerd avec qui il fut passionnant de discuter de VHS, de geeks, de cinéma américain des années 80 (WARGAMES notamment) et du fantôme qui hante son quatrième long métrage : Stanley Kubrick.

 

UN COUP DE THEATRE

Christophe : Jasmine (Cate Blanchett) s’apprête à se remarier, avec un bon parti en plus, mais au lieu de choisir sa bague de fiançailles, c’est un témoin de sa vie d’avant qui surgit, l’ex-mari de sa sœur, un fantôme comme Woody Allen en a déjà mis en scène, mais très concret pour une fois. Il n’y aura pas de second acte dans la vie de BLUE JASMINE (Deauville US).

Hendy : Dans INSIDE LLEWYN DAVIS, le chanteur se rend dans une clinique pour payer le futur avortement de son ex. Le médecin lui annonce qu’il n’a rien à payer cette fois-ci. Le malaise s’installe. L’homme finit par lui expliquer que, la fois précédente, son paiement n’a servi à rien puisque son ex-ex avait finalement gardé le bébé. En une fraction de seconde, Llewyn vient de devenir père. Il reste coi.

Nathan : Dans HISTOIRE DE MA MORT d’Albert Serra (Locarno, La Roche-sur-Yon), le passage de relais entre un Casanova venu voyager dans les Carpates et le maître des lieux Dracula, entre les Lumières et les ténèbres, entre sexe diurne mécanique et désir nocturne bestial. Mes plus belles vingt dernières minutes de l’année 2013.

 

UN FILM QUI HANTE

Christophe : LE GEANT EGOISTE de Clio Barnard (Cannes – Quinzaine des Réalisateurs) a beau avoir été projeté en début de festival, le choc inattendu provoqué par sa scène clé et la profonde tristesse qu’elle entraîne n’ont pas été effacés par les belles journées de cinéma qui les ont suivis.

Hendy : UPSTREAM COLOR de Shane Carruth (Berlin, Deauville US), poème étourdissant, qui noue – volontairement ou non – images et pensées de Del Toro, de Thoreau, de Queneau. Une histoire de vers sous la peau, d’orchidées et de métempsycose porcine. Ca hante.

Nathan : THE ETERNAL RETURN OF ANTONIS PARASKEVAS d’Elyna Psykou (Berlin), un premier film prophétique au regard de ce qui s’est passé en juin dernier en Grèce. Soit un présentateur télé refugié dans un hôtel de luxe désert, Antonis, qui fait croire à son enlèvement dans le seul but de se faire désirer par ses spectateurs. Son retour n’en sera que plus glorieux. Le héros prend des nouvelles du monde via le petit écran tout en s’adonnant à la cuisine moléculaire. Dans sa solitude, il reprend « J’ai oublié de vivre » en espagnol. La weird wave grecque croise SHINING et la comédie musicale.

A l’instar de son personnage principal, THE ETERNAL RETURN… a disparu.  Il devait être présenté dans un festival français fin 2013, mais il n’était ni à la Roche-sur-Yon, ni à Belfort. Ce sera donc pour 2014 ? Angers ? Ce film qui hante est un film-fantôme.

 

UN FILM, TOUT COURT

Christophe : L’INCONNU DU LAC (Cannes). Dire que c’est du cinéma, ça ne veut rien dire, mais affirmer que ce que fait Alain Guiraudie est en revanche purement cinématographique, car sans aucun équivalent imaginable dans les autres arts, ça a du sens.

Hendy : THE IMMIGRANT. L’idée répandue que les jurés cannois « oublient » régulièrement des grands films est fondamentalement idiote. Sur 20 films en Compétition, la moitié sont souvent de haute tenue, et le jury ne peut en récompenser que le quart. Il ne peut donc y avoir de place pour tout le monde. Cela dit, regretter de ne pas y voir figurer le beau film obsédant de James Gray cette année reste un sentiment parfaitement naturel.

Nathan : COMPUTER CHESS, pour le rapport organique entre la forme et le sujet, parce que le film de Bujalski est le DOCTEUR FOLAMOUR de l’entrée dans l’ère digitale, parce qu’il invite à retourner vers le cinéma américain des années 80, décennie du génie (divin, technologique), ère du blockbuster et de l’émerveillement dont 2001 de Kubrick pourrait constituer la matrice : dépendance à la machine, accès à la majorité pour la science-fiction, regard sidéré.

 

UN REALISATEUR

Christophe : une réalisatrice, Justine Triet. LA BATAILLE DE SOLFERINO (Cannes – ACID) n’est pas seulement l’un des meilleurs films de l’année, c’est aussi l’un des plus opportuns, tourné au bon moment, sorti au bon moment, qui fait se croiser l’euphorie collective naissante et aujourd’hui révolue, et la désunion d’un couple qui s’est aimé, il y a de cela une éternité. Et mine de rien, le grand écart entre scènes d’intérieur et scènes de foules, il fallait le faire.

Hendy : L’année avait débuté mollement pour Kiyoshi Kurosawa : fin avril, aucune annonce de sélection cannoise ne mentionne REAL pourtant terminé puisque programmé en salles au Japon le 2 juin. Il faut se rendre au Marché du film pour le voir (et l’aimer). Dans la foulée, SHOKUZAI (Venise et Les 3 Continents 2012), sort dans les salles françaises et connait un succès public et critique. Puis vient l’automne. Au festival de Rome, Kurosawa présente coup sur coup BEAUTIFUL NEW BAY AREA PROJECT et SEVENTH CODE : l’un est un court-métrage de Kung-Fu subjuguant, l’autre un long tourné en Russie, pour lequel il reçoit le Prix de la mise en scène, des mains de James Gray. Une grande année.

Nathan : Guillaume Brac et TONNERRE qui démarre sur les bases d’UN MONDE SANS FEMMES (Vincent Macaigne, acteurs locaux non professionnels, humeur de saison), bifurque vers le polar, explore la noirceur de Macaigne pour enfin revenir vers la légèreté du/des début(s) (la relation père-fils, Macaigne en loser attachant). Beaucoup d’audace dans cette romance noire.

 

UN FESTIVAL

Christophe : Cannes, encore, toujours et pour toujours, car nul autre n’égale sa qualité, mais Bordeaux aussi, parce que le joli bond effectué entre la 1ère édition en 2012 et celle de cette année laisse augurer un bel avenir.

Hendy : Cannes, imbattable, qui donne et donnera toujours le « la » pour l’année ciné à venir. Mention honorable pour Deauville US, moins formaté et lissé vers le bas que les précédentes éditions, qui présentait cette année une poignée de films courageux (UPSTREAM COLOR, NIGHT MOVES de Kelly Reichardt) et même une Première mondiale de prestige : SNOWPIERCER de Bong Joon-ho.

Nathan : Brive, haut lieu du moyen métrage et de la créativité du jeune cinéma français.

 

Retrouvez ici la première partie de notre bilan de l’année 2013 des festivals.