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L’immersion dans un asile de fous de la pauvre province chinoise du Yunnan : A la folie est littéralement un film de dingues réalisé par un cinéaste fantôme, une œuvre colossale, hors-norme et inédite à bien des niveaux, qui n’a même pas conscience de l’être.
Chaque année, en mars, se déroule au Centre Pompidou le festival Cinéma du réel. L’auteur de ces lignes doit avouer n’avoir jamais vraiment saisi le sens de ce label. Que l’on soit simplement dubitatif (une expression pour contourner le mot « documentaire » ou ne pas réduire la manifestation à ce seul genre ?) ou élève de Bazin (le cinéma est « ontologiquement » réaliste), il y avait de notre part un flottement quant à cette notion. Il n’a plus lieu d’être. Nous savons précisément ce qu’elle désigne, grâce à Wang Bing et à ceux qu’ils filment. Le talent du cinéaste chinois n’est plus à démontrer. On a pourtant le sentiment qu’il franchit un nouveau palier avec A la folie.
Jamais nous n’avions vu film résultant d’un tournage à l’impact nul sur son environnement.
La raison en est simple : en s’installant dans un asile de fous, Wang Bing se confronte à des personnes n’ayant aucune pudeur, car aucune conscience du regard d’autrui, donc aucune conscience de la caméra. Les internés se déshabillent, pissent dans une bassine au pied de leur lit, s’arrosent à un robinet, sans exhibitionnisme et avec une innocence gênante. C’est terrible et beau à la fois. C’est beau, parce que l’écran tombe. Il n’existe plus, il devient une vitre sans tain à travers laquelle nous observons les fous sans qu’ils le sachent. Jamais nous n’avions vu film résultant d’un tournage à l’impact nul sur son environnement. Le « cinéma du réel » est là : dans cette expérience inédite frôlant le surréalisme, puisque de A à Z conditionnée par la frénésie et la désorientation de ses sujets, et suivie par un cinéma qui semble être là sans être là. C’est terrible, parce que rien ne protège jamais ces personnes de la caméra. Elles se retrouvent à la merci totale du filmeur (les très rares adresses à l’opérateur viennent des visiteurs). Ce serait voyeuriste et détestable si la transparence d’autrui aux yeux des internés ne finissait par gagner le cinéaste.
Le cinéaste est devenu transparent. A force de tourner autour de gens qui ne le voient pas, il s’est transformé en fantôme.
L’idée affleure lorsqu’après 2h30 environ, A la folie prend l’air et sort de l’hôpital, dans le sillage d’un pensionnaire bénéficiant d’une sortie provisoire. L’homme revient chez ses parents ; sa mère lui parle naturellement, son père, mutique, se retire dans sa chambre plongée dans le noir. La caméra le suit, mais obscurité oblige, elle ne filme presque rien. Le père a trouvé la parade à l’image : alors que dans l’hôpital, Wang Bing profite des lumières laissées dans les chambres la nuit, pour ne rien perdre des événements (les pensionnaires sont plusieurs par chambre et s’agitent à des moments différents), là, son refus d’intervenir le mène concrètement à une impasse. Cela veut-il dire que le réalisateur respecte l’intimité des gens ordinaires, mais pas des fous ? Non, c’est autre chose. Wang Bing se rassure en suivant le père : ainsi, il constate qu’il existe encore aux yeux d’autrui, que si l’on peut esquiver un regard, alors c’est que lui existe. L’idée s’affirme quelques minutes plus tard. Le pensionnaire se met à marcher, bille en tête, le long d’une route, au milieu de nulle part, la nuit. La caméra le file un moment, et finit par le lâcher. L’arrêt du travelling tombe comme un couperet. Le cinéma vient d’être semé, la réalité l’a battu. Alors, en bas du cadre, se dessine l’ombre du cameraman, immobile, l’œil encore dans le viseur visiblement. Le cinéaste est devenu transparent. A force de tourner autour de gens qui ne le voient pas, il s’est transformé en fantôme.
D’où l’invisibilité de l’art pratiqué par Wang Bing. D’où le désarroi existentiel qui point soudain et provoque enfin l’empathie. D’où la moralité de la démarche du réalisateur : on ne se repait pas de l’image des désoeuvrés face au cinéma, sans risquer de se retrouver soi-même privé de son image. On ne filme pas des spectres, bloqués dans les mêmes routines, la répétition, sans risquer d’en devenir un.
Sans s’en rendre compte, filmeur et spectateur sont devenus prisonniers du regard des sujets filmés. Ils ont une idée de la tristesse éprouvée par la famille et les proches des internés, qui viennent leur rendre visite sans vraiment connaître de réciprocité à l’expression de leurs sentiments. Mais alors éthiquement, c’est encore plus terrible de se retrouver sentimentalement du côté de ceux à l’extérieur, alors que nous sommes physiquement avec ceux de l’intérieur ? Pas si l’on s’en tient à un certain pragmatisme, fruit de près de 4 heures passées avec les hommes placés à l’hôpital. Une norme bizarre a fini par se dégager. On n’est plus surpris de voir celui surnommé le muet taper contre les murs, en criant « meurs ! meurs ! » pour écraser des moustiques invisibles, ni d’en voir un autre décider de se désaper et de courir les fesses à l’air. On voit autre chose. Le libéré provisoire n’est qu’un marcheur invétéré. Tel interné n’est qu’un amoureux contrarié, draguant une pensionnaire de l’étage en-dessous, sans pouvoir l’atteindre. Tels autres pensionnaires s’étreignent dans une tendresse toute homosexuelle. On ne voit plus des malades, on voit des prisonniers, détenus parce que trop indépendants de corps et d’esprit, dans la transgression amoureuse ou sexuelle (le titre international, ‘Til Madness Do Us Part, n’a rien d’hasardeux). Des prisonniers politiques, mais sans engagement idéologique.
Tout est grillagé, comme si le ciel, les nuages, l’air, étaient des espèces protégées, enfermées dans un enclos cerné par des visiteurs.
Cela paraît grossier formulé ainsi que de présenter l’hôpital psychiatrique comme métaphore des régions chinoises les plus pauvres et reculées. Il y a pourtant de ça, non pas d’une équivalence couillonne (« nous sommes tous des fous ! »), mais d’une similitude spatiale. L’asile dispose d’une cour centrale, à ciel ouverte. Les internés tournent inlassablement autour, à l’un des étages (A la folie tient de l’arpentage, on pourrait dessiner le lieu de mémoire et à la bonne échelle). Tout est grillagé, comme si le ciel, les nuages, l’air, étaient des espèces protégées, enfermées dans un enclos cerné par des visiteurs. A l’extérieur, dans la ville, c’est d’abord la friche urbaine, puis le désert. On sort de A la folie pour rentrer dans Le fossé. Dans cette fiction inspirée de faits réels, Wang Bing mettait en scène le camp de prisonniers ultime, un endroit sans barrière, en plein désert, dont on ne sort pas, simplement parce qu’il n’offre nulle part où aller. Les abords de l’hôpital et sa région ressemblent à ce désert. A l’intérieur comme à l’extérieur, tout le monde est enfermé, seule la superficie de la cellule change. Ça, ce n’est pas fort. Ce qui l’est, c’est que les uns n’existent pas aux yeux des autres, parce que les autres sont transparents pour les uns, et que les uns sont soustraits aux regards autres. Des fantômes d’un côté, et des nouveaux prisonniers platoniciens de la caverne, de l’autre : dans cet enfer « ontologiquement » cinématographique, il ne manquait plus qu’une caméra, mais encore fallait-il quelqu’un capable de la tenir et de revenir avec. C’est chose faite.
A LA FOLIE / ‘TIL MADNESS DO US PART (Feng Ai, Hong-Kong, France, Japon, 2013), un film de Wang Bing. Durée : 228 minutes. Sortie en France le 11 mars 2015.