DRIVE de Nicolas Winding Refn

Un pilote sert de chauffeur à la pègre, la nuit, et de cascadeur sur les plateaux de cinéma, le jour : Nicolas Winding Refn assimile son héros à un robot violemment éveillé à son humanité. Pas qu’une histoire de bagnole : un Pinocchio à l’ère de Daft Punk.

« Si ça saigne, on peut le tuer ». C’est l’implacable constat dressé par Arnold Schwarzenegger dans Predator. Soldat traqué au cœur de la jungle, il découvre le fluide échappé du corps de son adversaire, et en conclut qu’à défaut d’être humain, son ennemi n’a au moins rien d’une machine.

Il n’est question que de machine dans Drive. Pas seulement parce que son protagoniste passe son temps dans l’une d’elle, mais parce qu’il en est lui-même une. Ce pilote (Ryan Gosling) obéit à une double routine. La nuit, il fait le chauffeur pour des truands : cinq minutes pour chaque course, surtout pas une de plus ou de moins (le passager qui se vantera de n’avoir besoin que de quatre minutes le paiera de sa vie). Le jour, il fait des cascades pour le cinéma : le temps de revêtir un masque, et de planter sa bagnole sans se blesser. Jamais il ne transpire, ne cligne des yeux, ne mange, ne dort. C’est un automate. Les emprunts de Nicolas Winding Refn à d’autres films le confirment. Lors du prologue, les messages sur les ondes de la police et le commentaire radio d’un match de basket déterminent les actions du pilote, comme le faisait la ribambelle d’ordres passés au début de THX 1138, avec les forces de l’ordre robotisées. La balade en voiture, avec femme (Carey Mulligan) et enfant, dans les canaux bétonnés de Los Angeles, évoque une version édulcorée et fleur bleue de la poursuite motorisée de Terminator 2, tournée au même endroit, avec Schwarzenegger – encore – en androïde venu du futur. Lorsque le pilote tue de ses mains, il le fait revêtu d’un masque mou imitant le visage d’un acteur (il l’emprunte sur le plateau de tournage où il travaille), comme Michael Myers avec son postiche de William Shatner dans Halloween, avec la même démarche raide et implacable de croque-mitaine mécanique.

C’est justement quand il met ce masque que quelque chose cloche. Il est trop grand pour lui, il lui va comme une cravate à un veau. En voulant imiter l’humain dans ce qu’il a de plus immédiatement identifiable, le pilote trahit sa nature profonde. A quoi ressemble-t-il ? Aux robots d’Electroma, le film de Daft  Punk, en partie un film de bagnoles d’ailleurs. Eux aussi portent des masques pour se fondre dans la masse des humains, mais les traits sont déformés par leurs casques dessous, les proportions ne sont pas respectées, et loin de passer inaperçues, les machines se dénoncent comme telles et s’exposent à la vindicte populaire. C’est bien pratique de citer Daft Punk, parce que l’un d’eux, Guy-Manuel de Homem-Christo, produit l’hymne de Drive, Nightcall de Kavinsky, la chanson qui teinte de douleur le générique pourtant glorieux du film (une suite de plans sur Ryan Gosling au volant, un lettrage manuscrit et rose pour les crédits). Cette pointe de spleen tient au dialogue sur lequel repose Nightcall : une voix synthétique ou passée au vocodeur pour les couplets, et une autre féminine, douce et suave, aux refrains. L’émotion nait d’une intuition : la voix informatique donne l’impression de vouloir imiter l’humaine, mais reste vouée à rester celle d’une machine. Elle est décuplée si l’on se laisse aller à penser à Pinocchio, le petit pantin qui se rêve humain, à David, l’enfant-robot d’A.I., ou au court-métrage de Para One, It Was On Earth That I Knew Joy, et à son récit poignant des derniers jours de l’humanité via un dialogue entre deux ordinateurs.

Pinocchio a besoin de sa fée bleue pour devenir un vrai petit garçon. Le pilote de Drive la trouve en sa voisine (Carey Mulligan), déjà mère et mariée, et pourtant aussi asexuée et lisse que lui. Elle le fait involontairement entrer dans un monde de chair et de sang, peuplé de briseurs d’os et de danseuses nues, encombré de crânes éclatés et de veines ouvertes. L’hémoglobine qui le recouvre progressivement n’est pas la sienne, mais elle agit comme un virus, s’immisce dans les pores de sa peau – s’il en a bien une sous son blouson – et ne demande qu’à ressortir en geyser (voir son visage congestionné de fureur, sur le point d’éclater, après avoir défoncé la tête d’un agresseur). Le héros finit par saigner. Dans n’importe quel autre film, ce serait un échec. Sauf ici. « Si ça saigne, on peut le tuer ». C’est Ryan Gosling. Il y a vingt ans, ça aurait été Arnold Schwarzenegger. Si ça saigne, c’est que ça vit. « Real Human Being » dit à ce moment la chanson de College sur la bande-son. Sous le capot du chauffeur, il y a un petit cœur qui bat.

DRIVE (Etats-Unis, 2011), un film de Nicolas Winding Refn, avec Ryan Gosling, Carey Mulligan, Bryan Cranston, Albert Brooks, Oscar Isaac, Christina Hendricks, Ron Perlman. Durée : 100 min. Sortie en France le 5 octobre 2011.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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