GRAVITY d’Alfonso Cuarón
Le voyage ascensionnel d’Alfonso Cuarón, envoûtant, épatant, n’a peut-être qu’un défaut mais il occupe l’espace : celui d’être parfaitement conscient du caractère grandiose de ses images.
Plusieurs scènes-clés de Gravity voient les astronautes pris dans un champ de débris, fusant à vive allure, prêts à tout arracher sur leur passage, à déchiqueter leur corps, à détruire leur télescope. Le spectateur dans son fauteuil n’est pas plus rassuré, le voilà qui se surprend à avoir un mouvement de recul quand les morceaux de ferrailles fendent l’espace et semblent jaillir hors de l’écran. Une telle connexion avec les sensations éprouvées par les personnages à l’écran n’est pas commune. Mais le plus étonnant reste que l’identification perdure après projection, du moins chez celui qui n’aurait pas été totalement séduit par le film. Comme l’astronaute en détresse Ryan Stone (Sandra Bullock), le spectateur-boudeur se sent vulnérable, inquiet, en danger. Pourquoi ? Simplement parce qu’il n’a pas follement aimé ce qu’il a vu. Le voilà qui traverse à son tour une zone de turbulences. Pour peu qu’il souhaite coucher ses impressions nuancées sur papier, la tétanie le guette à chaque nouvelle lettre tapée sur le clavier. Comment réussir à émettre des réserves sur le film sans passer pour, au mieux un pisse-froid, au pire un contradicteur satisfait ? Après avoir lu et entendu depuis plusieurs semaines toutes sortes de superlatifs à propos de Gravity, ce n’est pas chose aisée. La déferlantes de critiques élogieuses en est devenue intimidante.
Pourtant, il ne s’agit pas de descendre le film en flèche, loin de là. Ce serait même absurde tant Gravity impressionne et, plus encore, se montre souvent inouï. A l’exception d’une scène qui rappelle sans l’égaler Mission to Mars (Brian De Palma, 2000) – on y voit dans les deux cas l’un des membres de la mission s’abîmer lentement vers le néant – chacun des autres passages chargés de suspense de Gravity apparait comme jamais-vu, inédit dans le monde de la SF, du moins filmé ainsi. De ce point de vue, le spectacle est forcément aimable. Pourtant, malgré le consensus fervent, public et critique, il est possible de bouder son plaisir ça et là.
Et les reproches vont de pair avec le succès du film. Gravity est coupable d’une auto-célébration hâtive, le film semble conscient, trop conscient, de sa propre grandeur. Les musiques de Steven Price, qui soulignent chaque action, chaque geste héroïque, le font avec une emphase lassante. Leur qualité n’est pas remise en cause, leur utilisation l’est. Reproche analogue pour la 3D relief, trop généreuse, au point de se retourner elle aussi contre le film. Alors que la plupart des productions qui reposent sur ce procédé font soit le choix de l’immersion (Avatar, en premier lieu), soit celui du jaillissement (Destination Finale 4, par exemple), Gravity joue sur les deux tableaux. Si le sentiment d’être absorbé par le vide est prégnant, l’effet produit lorsque Cuarón «vient chercher» le spectateur en déplaçant divers objets à l’avant-plan s’avère nettement moins opportun. C’est notamment le cas lors de la découverte du corps sans vie d’un personnage : la caméra filme en gros plan une photo de sa famille, qui flotte non loin de lui et sous les yeux du spectateur, qui n’est alors pas loin de la repousser d’un revers de la main. Plus gênante encore, cette larme qui vogue en apesanteur jusqu’au premier plan, bientôt plus près de nos yeux que de ceux qui l’ont laissée s’échapper. Aussi bluffant Gravity soit-il, la subtilité n’est pas son fort. Et moins que jamais lorsque Ryan rejoint momentanément un sas de sécurité, l’occasion de souffler quelques secondes : la scène la montre se déshabiller, se mettre en position fœtale, cadrée au cœur de cette matrice circulaire, alors que des câbles se positionnent au niveau de son ventre pour répliquer sans équivoque un cordon ombilical. Ça clignote dans tous les sens, difficile de passer à côté de la métaphore. Le plan s’étire pourtant autant que possible pour que la connexion se fasse auprès de chacun, et autant pour laisser le temps d’admirer la petite chorégraphie aérienne de l’instant. La virtuosité du filmage finirait presque, elle aussi, par jouer en sa défaveur : les plan-séquences les plus vertigineux poussent à la gourmandise, à en demander encore plus alors que le spectacle offert est déjà amplement nourrissant : la circulation serpentine de la caméra en vient à faire germer une idée, un désir irrépressible, que le film dans son entier soit tourné dans l’illusion d’un unique plan-séquence. Ah, quelle balade ç’aurait été ! En l’état, le plaisir pris face à la demi-douzaines de séquences de haute voltige de Gravity n’est pourtant pas négligeable.
L’autre motif de satisfaction, une heure et demi durant, c’est Sandra Bullock. Son visage n’est pas immédiatement dévoilé, c’est d’abord son timbre de voix rassurant qui s’invite discrètement durant les premières minutes, alors que Kowalski / Clooney parle sans interruption, en plus de l’émission de sa radio, en plus de la musique extradiégétique. Il faut une collision et un roulé-boulé inquiétant pour que Stone se fasse pleinement entendre par-dessus le vacarme, c’est son souffle haletant qui résonne puissamment dans l’espace. Puis le corps de Bullock va prendre de plus en plus de place à l’écran, lui aussi. Une petite larme, celle évoquée plus haut, gagne en épaisseur pourvu qu’elle provienne de ses glandes lacrymales. Alors que le mâle, lui, est graduellement guidé hors-champ. Et pourtant, de nouveau, Gravity semble pleinement conscient de son état quand il traduit sa propre perplexité quant à la prépondérance de son personnage féminin au sein de l’histoire. Vers la fin du film, Ryan Stone se croit incapable de faire fonctionner un appareil qui pourrait la ramener saine et sauve sur Terre. Elle a beau détenir la solution dans un coin de son esprit, la scientifique ne semble pouvoir concevoir qu’elle puisse elle terminer physiquement et intellectuellement triomphante ; alors Ryan s’assoupit et son inconscient convoque l’image d’un homme – ici surhomme séducteur et increvable – pour lui donner la clé, qu’elle détient pourtant déjà. Ryan, la femme qui porte un prénom de garçon parce que son père aurait voulu qu’elle en soit un, n’en est pas moins l’héroïne de Gravity. A terme, son visage et son corps n’auront pas seulement investi le cadre, ils l’auront rendu plus petit, trop petit pour elle. Le dernier plan, en contre-plongée, le symbolise comme aucun autre et fait d’elle une géante prête à arpenter l’univers.
GRAVITY (Etats-Unis, 2013), un film d’Alfonso Cuarón, avec Sandra Bullock et George Clooney. Durée : 91 minutes. Sortie en France le 23 octobre 2013.