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Frank cherche des partenaires sur les berges d’un lac fréquenté par des homosexuels naturistes, mais trouve l’amitié avec Henry et l’amour passionnel avec Michel, inquiétant séducteur : Alain Guiraudie signe un chef-d’œuvre d’érotisme et de suspense.
Il n’y a rien dans L’inconnu du lac, pas une émotion, pas une sensation, pas une information, qui ne soit transmise au spectateur par des moyens purement et spécifiquement cinématographiques. Ce que raconte Alain Guiraudie, ce qui se passe autour de ce lac fréquenté l’été par des homosexuels libertins, aucun autre art ou médium ne peut le représenter de cette manière. L’inconnu du lac est une expérience cinématographique séminale et élémentaire, comme en propose Apichatpong Weerasethakul. Il y a du Blissfully Yours et du Tropical Malady ici, pour la représentation crue mais pas vulgaire des actes sexuels au milieu des hautes herbes, pour ce glissement progressif vers la nuit permanente et la jungle. Avec le même type de magie, puisque Guiraudie investit un lieu naturel du fantasme et de la production d’images. Un lac où l’on soupçonne la présence de silures démesurément grands (nous ne les verrons jamais, mais comme il est dit, ce n’est pas parce que nous les voyons pas, qu’ils n’existent pas), une plage où chacun peut s’observer en ayant des idées derrière la tête, un bois où certains matent ceux qui s’enlacent, un parking où les phares des voitures servent de projecteurs. A chaque espace, son étape dans le processus de création cinématographique, de la scénarisation sur la plage, à la séance dans le parking, en passant par la réalisation dans les bois. Si les hommes des cavernes avaient inventé le cinéma, ils l’auraient fait ici, dans cette fusion de backroom et de salle de cinéma.
C’est la version archaïque du cinéma porno mis en scène par Jacques Nolot dans La chatte à deux têtes (2002), où les hommes se retrouvent pour baiser. La chatte à deux têtes était étouffant, claustrophobe et glauque car désabusé. L’inconnu du lac est plus ouvert, mais pas tant que ça (difficile de concevoir l’existence d’un monde extérieur à ce lieu interlope), plus lumineux, mais pas tant que ça non plus. L’humour est présent. Il tient à quelques contrepieds malicieux (l’enquêteur, trainant dans les parages après le meurtre, fonctionne comme Columbo), à un comique de répétition propice à soulager la tension instaurée par les coïts (ce voyeur tout penaud, toujours la main dans le short, prêt à se toucher même devant des amants qui se contentent de discuter), et au contraste entre le ton innocent et badin des dialogues, et les sujets abordés. Il s’instaure ainsi une franchise et une tranquillité immédiates, très drôles, entre Frank, le jeune habitué, et Henri, un quinquagénaire faisant son âge et là avant tout pour profiter du calme. Ils se connaissent à peine qu’on les croirait déjà amis depuis toujours. Ils insufflent au film tendresse et chaleur. Le souffre, le sexe, l’excitation viennent avec Michel, trentenaire au regard acéré, séduisant et inquiétant. Les allers et retours de Frank entre les deux hommes matérialisent une hésitation qui n’a rien d’exclusivement homosexuelle entre raison et passion.
Cette symbolique rappelle le cinéma de Bruno Dumont (L’inconnu du lac et La vie de Jésus ont d’ailleurs en commun l’usage d’inserts pornographiques), motivé par un désir de donner des formes simples et évidentes aux idées. On pense plus précisément à L’humanité. Comme dans le film de Dumont, il y a la possibilité de voir en Henry et Michel deux émanations mentales de Frank. L’intérêt de l’inspecteur pour Frank plutôt que Michel, le meurtrier, ne barre pas cette piste de lecture. Et même si cette dernière ne tient pas totalement la route, elle incite à assimiler le lac et de ses alentours à un déploiement de la psyché du protagoniste. Là, L’inconnu du lac devient un récit des origines, un conte de fées fondateur où s’expriment, via des éléments de thriller, des terreurs ancestrales. Guiraudie le travaille avec une géniale économie de moyens (un point d’écoute au plus près de l’eau et voilà qu’un nageur à quelques mètres du bord semble soudain au milieu de l’océan). Frank en petit chaperon rouge sans chaperon, naturisme oblige, Michel en grand méchant loup. L’excitation le dispute tant à la peur qu’il devient difficile de dire quelles sont les modalités de la chasse.
Dans son entretien avec Alain Guiraudie, disponible dans le dossier de presse du film, Hélène Frappat évoque Georges Bataille. Le sexe et l’effroi, c’est exactement ça L’inconnu du lac. Eros et Thanatos, le sujet n’est pas nouveau, mais avouons qu’abordé au sein d’une petite communauté de naturistes gays, il s’offre à la redécouverte. De ce film séminal à tous les sens possibles du terme, émerge un croque-mitaine aussi magnétique que dangereux, un prédateur amoureux, une fusion du soldat homo et du tigre de Tropical Malady. Et le comble, c’est qu’il est aussi terrifiant par son absence que par sa présence, parce que quand il n’est pas là, il nous manque.
L’INCONNU DU LAC (France, 2013), un film d’Alain Guiraudie, avec Pierre Deladonchamps, Christophe Paou, Patrick D’Assumçao. Durée : 97 minutes. Sortie le 12 juin 2013.