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Cuir. Cuir. Cuir. Pas de moustache. Sang. Cuir. Cuir. Cuir. Lame. Œil. Cuir. Lame. Téton. Lame. Cuir. Œil. Pupille. Sang. Cuir. Toujours pas de moustache. Œil. Trou. Œil. Lame. Trou. Œil. Cuir. Trou. Vagin. Cuir. La fin. Et c’est beau. Mais vain. Mais beau.
En lisant les lignes précédentes, vous savez tout et rien du film qui peut se targuer d’avoir l’un des plus beaux titres lus depuis un bail (et la plus belle affiche). Dire qu’il a failli s’appeler Géométrie de la peur et passer à côté d’un tel potentiel poétique… Quoi qu’il est davantage question de géométrie ici, que de larmes, et c’est bien là le problème. Si vous savez déjà tout et rien de L’étrange couleur des larmes de ton corps, c’est justement parce qu’il n’est que juxtaposition, mises en perspective et en abyme, inclusions, kaléidoscopes, superpositions de cercles à d’autres cercles, assemblage de matières. Il n’y a que du cuir, des pupilles, du sang et des lames (de rasoir ou de couteau). L’enjeu consiste à épuiser toutes les combinaisons possibles.
Pourquoi Cattet et Forzani n’accordent-ils pas une attention équivalente au casting et aux enjeux dramatiques de leur film ?
Ce n’est pas seulement un film, c’est un cours de technologie digne d’une vieille école, appliqué au cinéma. Ce ne sont pas seulement des séquences qui s’enchaînent, mais des ateliers : couture, peinture, découpage et collage, construction d’un circuit. Jamais le spectateur n’est exposé à autre chose qu’aux craquements suaves du cuir quand un manteau se déploie, au contact bref et prononcé d’une froide lame de couteau sur un téton chaud, à un œil, énorme, qui se gorge d’images et de phantasmes jusqu’à ce que ça lui fasse péter les vaisseaux sanguins. Il n’y a pas d’acteur, ou si peu, ni d’histoire, ou si peu. Tout juste est-il question d’une disparition, d’un décor planté comme celui de Suspiria (avec arrivée à l’aéroport, trajet en taxi dans la nuit et sous la pluie, demeure bizarroïde et inquiétante : tout y est), d’une enquête de police. Rien de convaincant, et c’est dommage. Pourquoi Hélène Cattet et Bruno Forzani n’accordent-ils pas une attention équivalente au casting et aux enjeux dramatiques de leur film ? En quoi ce dernier perdrait-il à avoir une véritable intrigue et des interprètes choisis pour autre chose que les traits particuliers de leurs visages ou leurs accents ? Parce qu’ils sont maniéristes et qu’en très bon maniéristes, ils font du cinéma de galerie d’art, pratiquant la micro-reprise des motifs et leur redéploiement jusqu’à l’anamorphose ? Parce que ce qui chez Argento occupe un plan doit occuper tout un film chez eux ?
C’est beau et c’est vain. Pas vain parce que ça ne s’adresse qu’aux initiés : nul besoin de connaître son giallo sur le bout des doigts pour s’immerger dans L’étrange couleur des larmes de ton corps, qu’Hélène Cattet revendique d’ailleurs – à raison – comme aussi proche du Japon de Satoshi Kon (Perfect Blue, Paprika), que de l’Italie. Vain parce que ça pourrait durer l’éternité, qu’on ne serait pas plus avancé que lorsque nous sommes entrés dans la salle. Vain parce que le duo de réalisateurs s’acharne tellement à avorter la moindre intrigue, qu’il impose de trop fréquents et dommageables changements de régimes au film. Le noir et blanc alterne avec la couleur, le 16 mm avec le Canon 5D, l’huis-clos barjot façon Polanski du Locataire ou Delicatessen de Caro et Jeunet avec la parabole finalement décevante sur le sexe féminin comme origine du monde et fin de tout (avec en prime, des femmes multiples qui n’en sont finalement qu’une, LA femme, et des hommes qui, eux, sont bien plusieurs : on flirte avec le simplisme).
Quand Cattet et Forzani se décident enfin à tenir une note, la même, et longtemps, on entrevoit concrètement leur talent.
Dans ce domaine thématique, L’étrange couleur des larmes de ton corps s’apparente à une extension d’Innocence de Lucile Hadzihalilovic, en moins narratif et plus plastique. Cattet et Forzani intègrent visiblement la famille des francophones provocateurs, de ceux qui veulent exténuer l’œil et l’oreille (certains effets sonores de L’étrange couleur des larmes de ton corps pourraient faire saigner les tympans) : Hadzihalilovic donc, Gaspar Noé (le lettrage du titre, ultra-agressif, indice d’un cinéma qui se pense parfois trop en termes de design), Fabrice du Welz. Ils font mieux qu’Amer, car tout y a plus d’impact et de pouvoir de suggestion.
En capitalisant sur la boucle et la reprise, préférant montrer six ou sept fois la même séquence, plutôt que six ou sept séquences différentes, Cattet et Forzani finissent par faire naître des idées et des affects, tout en déplaçant le foyer de leurs origines. Pour dire les choses simplement, on ressent et on réfléchit, sans arriver à se fixer sur la cause de tout cela. Il y en aura forcément pour parler de David Lynch, et ils n’auront pas tort, vu le nombre de boîtes ou de rêves à l’intérieur d’autres rêves, mais la logique onirique a bon dos, quand elle sert aussi à justifier l’arbitraire apparent du montage ou de la dramaturgie. L’étrange couleur des larmes de ton corps mérite pourtant le bénéfice du doute. Quand Cattet et Forzani se décident enfin à tenir une note, la même, et longtemps, on entrevoit concrètement leur talent. Quand ils font tout tourner autour d’un petit trou percé dans un plafond, à travers lequel passe un vieux monsieur sans que l’on sache comment, ils font plus que du cinéma de tanneur et de couturier. On regrette vivement que ce ne soit pas le cas tout au long du film, même si ça n’empêche pas la grande beauté.
L’ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS (Belgique, France, Luxembourg, 2013), un film de Bruno Forzani et Hélène Cattet, avec Klaus Tange, Ursula Bedena, Joe Koener, Hans de Munter, Anna D’Annunzio. Durée : 105 minutes. Sortie en France prévue en mars 2014.