MATT PORTERFIELD : « Si vous donnez quelque chose à l’oreille, ne donnez rien à l’œil et vice-versa »

Une bonne et une bonne nouvelle. Commençons par la bonne : avec sa mélancolie cotonneuse et ses saillies documentaires, I Used To Be Darker – sortie en France le 25 décembre 2013 – ressemble bien à du Matt Porterfield. La bonne nouvelle ? Porterfield s’essaye à un cinéma plus traditionnel. 

Présenté à la Berlinale 2013 dans la sélection Forum, I Used To Be Darker est plus narratif que Putty Hill. En apparence. Car rien ne semble plus intéresser le cinéaste américain que la performance non truquée et d’un seul jet, que le geste artistique non simulé qui surgit dans le quotidien, à l’instar du tag et des chants karaoké dédiés à Cory dans Putty Hill. Ici, ce n’est pas seulement un couple de musiciens qui se sépare. C’est aussi un vieux couple de cinéma : le récit et la bande originale. Dans I Used To Darker, il y a un temps pour l’un et un temps pour l’autre. C’est chacun son tour, comme les parents divorcés en garde partagée. Triste et beau comme une folk song. C’est la troisième bonne nouvelle.

D’où est venue l’idée et l’envie de raconter cette histoire de séparation ?

J’ai été marié puis divorcé, tout comme ma co-scénariste Amy Belk. Nous avons trouvé intéressant d’essayer de raconter l’histoire d’un divorce de manière équilibré, de donner la parole à chaque partie – le couple qui se sépare, mais aussi leur famille proche, c’est-à-dire ici la fille du couple. Dans ce que nous avons vécu personnellement, nous n’avons pas toujours été capables de communiquer vraiment sur ce que nous vivions. Alors nous nous sommes dits : ce couple, ce sont des artistes, des musiciens, ils peuvent parler, se parler, à travers leur musique.

La musique était donc présente dès l’écriture du scénario ?

Oui. La plupart des chansons que l’on entend dans le film ont été choisies au moment du scénario. Nous avons pris ces chansons de Ned Oldham et de Kim Taylor en fonction de leur contenu et nous les avons placés aux endroits qui nous semblaient convenir.

Diriez-vous que vous avez tenté de faire un film plus « narratif » que Putty Hill ?

Putty Hill s’est fait très vite, nous avons tourné avec un script de seulement cinq pages. Cette fois-ci, nous avons passé un an à travailler sur le scénario. Ma co-scénariste Amy Belk vient de la fiction, je pense qu’elle a beaucoup aidé à s’assurer que les lignes narratives soient cohérentes, que les éléments explorés au début soient retrouvés à la fin etc. C’est une narration plus complète, plus précise que pour Putty Hill. C’est quelque chose qui convient bien au film, comme le script de Putty Hill lui convenait à sa manière.

La famille semble être très présente dans vos films. Est-ce un sujet qui vous intéresse particulièrement ?

Je pense en effet que tous mes films parlent de la famille. Mon premier film (Hamilton, 2006, NdT) parle d’une jeune mère de seize ansI USED TO BE DARKER de Matt Porterfield séparée du père de son bébé mais qui vit avec la mère et la sœur de celui-ci. C’est donc un film sur la famille qu’on se fait, pas celle dans laquelle on est né. Putty Hill parle d’une famille plus large, d’une communauté qui affronte la perte de l’un des fils. Et évidemment, dans I used to be darker, la famille est le sujet central. Je trouve intéressant de réfléchir à comment nous choisissons les gens parmi lesquels nous voulons vivre, comment nous affrontons aussi ceux avec qui nous sommes nés et comment nous concilions tout ça. Au fond, tout est lié à la question de l’identité.

I used to be darker est vraisemblablement plus narratif que Putty Hill, mais il y a aussi des moments plus réalistes, presque documentaires, quand vous filmez les performances musicales : le groupe de punk à Baltimore, et les acteurs qui sont eux-mêmes musiciens dans la vie.

Les captations musicales ici fonctionnent de la même manière que les interviews dans Putty Hill : elles interrompent la narration, jouent sur la durée, interrogent le spectateur sur ce qu’il regarde exactement. La musique dit beaucoup de choses sur les personnages que l’on n’apprend pas directement par la fiction.

La musique est présente pour elle-même, ne se mêle pas à la narration, comme si vous aviez séparé la bande originale du pur récit. Diriez-vous qu’il y a deux temps dans le film : le narratif et le documentaire où est joué la bande originale ?

J’aime bien cette idée. Je réfléchis beaucoup aux relations entre sons et images. Je suis très inspiré par Robert Bresson et notamment cette idée que je vais paraphraser : si vous donnez quelque chose à l’oreille, ne donnez rien ou presque rien à l’œil et vice-versa. Je crois beaucoup à ça. Mais j’ai aussi été influencé par des cinéastes qui ont rendu hommage à la musique d’une manière appropriée et formellement excitante : Straub-Huillet dans Chronique d’Anna Magdalena Bach, Robert Altman dans Nashville, ou plus récemment Pedro Costa dans Ne change rien. Souvent, la narration et la musique, avec laquelle tous les personnages sont plus ou moins liés, sont présentés séparément. Parfois c’est la musique qui est présente, parfois c’est l’histoire elle-même. Elles ne sont pas vraiment séparées, mais apparaissent successivement.

Vous semblez très intéressé par la performance artistique et comment elle trouve sa place, surgit même dans la vie quotidienne. Je pense à la longue scène de karaoké de Putty Hill, ou à la chanson du père dans I used to be darker

Je m’intéresse au geste artistique. Les personnages de Putty Hill sont très créatifs, et cette créativité les aident à transcender leur vie de tous les jours. Ce sont des gestes plus grands que la vie – si on a la liberté, la chance et la confiance de les faire. Que ce soit faire une figure acrobatique super cool sur son BMX, tagger un mur ou chanter une chanson. Personnellement, je réfléchis sans cesse à la manière dont je communique, et je me dis parfois que je communique de meilleure manière à travers mon travail, à travers mon geste artistique, que dans ma vie quotidienne. Mon travail est peut-être un geste sur la longueur. Mais l’un ne va pas sans l’autre, et la façon dont nous incorporons l’art dans nos vies est aussi un de mes thèmes.

Il n’y a pas de violence ou de psychodrame en dehors de la scène où le père détruit sa guitare après sa performance. Juste par curiosité, en combien de prises avez-vous réalisé cette scène ? Combien de guitares avez-vous acheté ? 

On l’a fait en une seule prise ! On avait acheté trois guitares, mais il a parfaitement réussi dès la première, alors on n’a pas eu à recommencer (rires)

Pensez-vous avoir fait le tour de Baltimore ? Voulez-vous y faire d’autres films, ou au contraire en partir ?

I USED TO BE DARKER de Matt PorterfieldLes deux, je pense. Il y a probablement encore des histoires à raconter sur Baltimore, des quartiers à explorer. La ville a encore beaucoup de mystères pour moi, j’ai commencé à la comprendre en faisant des films. Comme ville américaine postindustrielle de seconde zone, elle peut représenter aussi beaucoup d’autres villes similaires, et résonner de manière familière pour des publics de la classe moyenne américaine. Mais on a constaté que mes films marchent bien à l’international également, ce qui m’a donné l’occasion de voyager. Donc je m’imagine faire des films dans un autre État ou un autre pays. Je suis ouvert à cette possibilité, si je la sens bien. Ce serait un défi intéressant. Mais j’espère être toujours attaché à Baltimore, pouvoir toujours y retourner et y faire un film. Je vis là-bas, j’y suis la moitié du temps – l’autre moitié à New York.

Sur les aspects sociaux de vos films  : vous avez montré des milieux modestes, ainsi que la classe moyenne. Pensez-vous un jour vous aventurer dans des milieux plus aisés, dans la upper class  ?

Tous mes films prennent place dans la classe moyenne américaine, mais c’est quelque chose de très vaste, c’est énorme  ! Tout le monde aux États-Unis pense faire partie de la classe moyenne. Mes deux premiers films se déroulent dans un milieu plus «  working class  », ce qui correspond à la situation des gens dans les quartiers où j’ai grandi. Dans I used to be darker, la famille est également de la classe moyenne, mais plus proche de la petite-bourgeoisie. Ils ont un peu plus d’argent, ce sont des artistes, ils peuvent envoyer leur fille en école privée. Il y a donc une grande différence entre la réalité des personnages de Putty Hill et celle de la famille de I used to be darker. Les deux me sont familiers  : j’ai grandi dans un quartier où vivaient des gens de la classe moyenne modeste. Mais mes parents étaient tous les deux professeurs, ils m’ont mis dans un collège privé – on a d’ailleurs tourné quelques scènes de I used to be darker dans cet établissement. Là-bas, j’ai connu des gens qui avaient vraiment beaucoup d’argent. Donc je me pense capable d’aborder tous les milieux sociaux dans mes films. Mais aurai-je jamais envie de parler d’une famille très riche, très aisée ? Je ne sais pas.

De manière générale, qu’est-ce qui vous intéresse et vous inspire en termes de musique, de livres  ? Quand Putty Hill est sorti, on vous a comparé à Gus Van Sant, Larry Clark, mais n’est-ce pas un peu limité  ?

Pour mes deux premiers films, Hamilton et Putty Hill, nous nous sommes inspirés assez directement de Faulkner. Pour Putty Hill c’était plutôt Tandis que j’agonise, et pour Hamilton  : Lumière d’août. Nous n’avions pas une telle référence littéraire pour I used to be darker, mais nous sommes allés chercher l’inspiration dans la musique de Bill Callahan, en particulier l’album Sometimes I wish we were an eagle, duquel on a tiré le titre du film. Ça a été notre repère  : cet album captait l’espace émotionnel qui est celui du moment séparation, mieux que tout ce qu’Amy et moi avions lu, vu ou entendu avant. Il y a quelque chose de très triste mais plein d’espoir. Je ne regarde probablement pas assez de films – il y a des cinéastes qui regardent des tonnes de films, d’autres qui disent n’en regarder jamais, je suis certainement quelque part entre les deux. Mais les romans et la musique m’inspirent beaucoup, ainsi que le travail de certains vidéastes. En un sens, je pense que tout ce que nous consommons nous nourrit d’une certaine façon et nourrit notre travail. J’espère rester capable de trouver l’inspiration un peu partout.

Qu’en est-il de votre prochain long-métrage  ?

Mes trois premiers films se déroulent sur une courte période de temps. L’action de Hamilton dure trois jours, celle de Putty Hill à peu près autant, et celle de I used to be darker, cinq jours environ. Je voulais explorer un personnage sur une plus longue durée, d’une manière qui soit formellement intéressante. J’envisage ça comme un triptyque  : on a d’abord une journée avec le personnage qui est en résidence surveillée après avoir passé quelques temps en prison. Il vit avec son père, il ne peut pas sortir, et il regarde le monde libre à travers sa fenêtre, il ne communique que par téléphone, textos, télévision. Puis on verrait sa vie un mois, un mois et demi plus tard. Et dans la troisième partie, il y aurait un saut temporel similaire. Donc trois sections qui se déroulent chacune sur une journée mais sont séparées par une simple coupe. Pour le spectateur, la temps qui s’est écoulé entre chaque partie n’est donc pas explicite. Mais évidemment, le personnage change, donc il est important que l’action soit sur une plus longue période. Le sujet, c’est l’isolation de ce personnage, qui lui est imposée à la fois par lui-même et par ses situations judiciaire et socio-économique. Ensuite, il cherche à s’intégrer à nouveau au monde, au travail etc. Fondamentalement, ça parle d’un type qui cherche un sens à son existence mais qui rencontre beaucoup de désespoir et d’absurdité. Il essaie de de trouver l’équilibre entre une vie qui ait du sens et la nécessaire obscurité nihiliste de l’existence.

Vous avez donc déjà écrit l’histoire ?

Oui, j’ai un traitement que nous sommes en train de convertir en scénario, afin de trouver des financements et des acteurs. J’espère lancer la production avec quelque chose qui soit entre ce qu’on avait sur sur Putty Hill et ce qu’on avait pour I used to be darker. Donc peut-être pas un script complet mais en tout cas plus qu’un traitement de cinq pages.

Savez-vous quand vous tournerez ?

À l’origine, nous pensions tourner en août cet été. Mais on a participé à un marché de co-production ici à Berlin, et mes producteurs sont allés au CineMart de Rotterdam. C’est une idée qui m’intéresse vraiment, mais pour la mener à bien, nous devons nous adapter. S’associer avec un producteur français, allemand, canadien, scandinave va prendre un peu de temps. Peut-être l’été prochain  ? Nous commencerions à tourner en juin ou juillet, ce qui me donne une année de plus pour faire des recherches et développer le scénario. Peut-être tournerai-je un court-métrage entre les deux. Je vais aussi soutenir la sortie de I used to be darker à l’international. Tout va très vite, et parfois je me demande pourquoi. On se donne des objectifs, comme «  tourner cet été, coûte que coûte  », on se dépêche. Ça a marché pour les deux précédents, mais peut-être que cette fois-ci c’est une bonne idée de prendre un peu plus notre temps.

Entretien réalisé par Nathan Reneaud

Traduit de l’américain par Anna Marmiesse

Nathan Reneaud
Nathan Reneaud

Rédacteur cinéma passé par la revue Etudes et Vodkaster.com. Actuellement, programmateur pour le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux et pigiste pour Slate.fr. "Soul singer" quand ça le chante.

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