MOEBIUS de Kim Ki-duk
Une femme n’arrive pas à trancher le pénis de son mari adultère, alors elle coupe à la place celui de son fils et le mange : contrairement à ce que laisse supposer ce point de départ, Moebius ne fait rien par provocation et se pose comme un Kim Ki-Duk décapé de tous problèmes moraux ou d’éthique, la tragédie brutale et pure de ce que la famille a d’enfoui aux tréfonds de son âme, le solde de tout compte de ce que le cinéma coréen a produit de plus absurde ces dernières années.
Moebius se regarde forcément pour de mauvaises raisons. La promesse de voir un nombre certain d’émasculations, l’outrance de Kim Ki-duk dès qu’il y a perversité, son goût du tabou et de l’inceste, les difficultés du film à être distribué chez lui : seul le spectacle de ces excès excite la curiosité. Dans ce domaine, le réalisateur coréen ne déçoit pas : ça tranche, ça mastique, ça saigne, ça éjacule, ça colle aux doigts, ça couche, ça viole, ça plante, ça écrase. Ca pète à l’écran, mais pas sur la bande-son, et c’est la grande idée de Moebius : il est muet. Pas une seule réplique, pas un seul dialogue, pas une seule conversation (à peine devine-t-on un bref échange entre le père et un policier, à travers une vitre). Le film est bien sonore, il l’est même sacrément quand on entend le doux frottement contre un os d’une lame de couteau enfoncée dans une épaule. On n’y parle simplement pas.
Bonheur, bonheur, bonheur. Taquet derrière la tête de Sono Sion qui, sur des thèmes équivalents et dont il est coutumier, ferait péter les décibels et notre crâne. Mise en scène m’as-tu-vu : quand l’oreille est si peu sollicitée, l’attention au cadre et aux raccords est maximale, et comme tout semble parfait à ce niveau, l’épate est là. Décapage éthique et idéologique : il faut se faire à l’idée, ces gens ne savent pas parler. Ils n’ont pas appris ou ils ont oublié. Nous sommes à la fois à la fin de la civilisation, quand la parole devient définitivement vaine et échoue à résoudre les conflits, et à son aube imaginaire, quand la horde primitive précède la famille. Moebius ne suscite donc aucun questionnement moral. Pas de bien, ni de mal, et encore moins d’abjection. Il se situe à un autre niveau, non pas amoral, dans l’en-deçà de la morale, avant son existence, du côté de l’homme sauvage, du mythe et de la tragédie. Comme cette dernière, le film purge, sauf qu’il purge le cinéma sud-coréen, pas nous.
« Moebius » aurait pu s’appeler « Totem et Tabou », mais le titre était déjà pris.
Du gros de la production coréenne arrivant jusqu’à nous et en festivals, il n’est question que de maltraitances des femmes, d’automutilations, d’avilissement, de fureur. Depuis le succès de Old Boy, on a l’impression que ce cinéma et ses têtes de pont – Park Chan-wook, Im Sang-soo et Kim Ki-Duk lui même, mais pas Hong Sangsoo – s’autocaricaturent, misant sur la surenchère comme perspective de carrière. Moebius vient mettre un terme à ces excès, en allant plus loin que tout, en rendant caduque rétrospectivement le sadisme de ses pairs. On ne pourra plus voir de mutilations sans penser à Moebius, sans se souvenir de sa spirale de douleur et d’amour. Il y a en effet de l’amour dans ce film, il faut juste se donner la peine de le chercher. Après une péripétie qu’il serait dommage de révéler – on dira simplement qu’à la Mostra, un spectateur italien a alors crié : « Non è possibile ! » – le fils et la mère sont de nouveau réunis, et le fils comprend qu’il n’aura de désir que pour sa mère, qu’elle sera la seule femme de sa vie. Ses pleurs sourds, derrière la porte de sa chambre, et le visage ravagée de sa génitrice, prête à tout pour compenser ce qu’elle lui a fait dans un accès de folie, s’avèrent poignants. Même les scènes de sexe les plus tordues recèlent leur trouble. Le père se met en quête d’un moyen pour son fils d’avoir des orgasmes, sans pénis, et découvre le pouvoir de la douleur infligée à un corps devenu tout entier érogène. Le fiston met l’enseignement en pratique, en laissant son amante masturber le manche du couteau planté en lui, comme s’il était un phallus. Cette fusion de la douleur et du plaisir, de la chair et du métal, c’est digne des heures les plus tordues de Tsukamoto ou de Cronenberg. Et quand on se rend compte que l’amante en question et la mère sont interprétées par la même actrice, Lee Eun-woo, à cause de ses seins – on n’est pas forcément très fier d’identifier une femme par sa poitrine, non par son visage, mais c’est le film qui veut ça – on plonge dans un abime psychanalytique encore plus profond, pas forcément complexe, plutôt élémentaire. Dans le freudien et oedipien Moebius, tout le monde finit par coucher en famille, parfois avec un autre sexe que le sien (?!), dans une succession de violences et de fornications. Moebius aurait pu s’appeler Totem et Tabou, mais le titre était déjà pris.
MOEBIUS (Corée du Sud, 2013), un film de Kim Ki-Duk, avec Cho Jae-hyun, Seo Young-ju, Lee Eun-woo. Durée : 90 minutes. Sortie en France indéterminée.