PRINCE OF TEXAS : les frères fondateurs des Nouveaux Etats-Unis
Prince of Texas est une histoire de conflits et de nouveaux départs, mais David Gordon Green ne s’attache pas seulement aux variations sentimentales de ses deux héros : il les utilise pour imaginer et symboliser la renaissance d’une nation entière.
David Gordon Green a débuté, à l’aube des années 2000, dans le cinéma indépendant versant « Southern Gothic » (George Washington, L’autre rive…) avant de bifurquer radicalement vers la comédie américaine, en bonne compagnie toutefois (Délire Express, Baby-sitter malgré lui…). Sa première vie a pris fin en 2007 avec Shotgun Stories, dont il était le producteur, comme s’il avait passé le relais au réalisateur Jeff Nichols pour dépeindre le spleen de l’Amérique profonde. Difficile de dire si le pan de sa carrière qui suivit s’est apparenté à une parenthèse récréative, une expérience enrichissante ou une dérive incontrôlée. Toujours est-il que Prince of Texas prend des allures de renaissance pour David Gordon Green. Avec ce film puis avec Joe, qu’il tourne coup sur coup en 2012 à Bastrop, Texas, ce n’est donc pas un voyage vers son passé qu’il a entamé. Green serait plutôt un born again : il n’est plus le même, peut-être est-il même devenu meilleur ?
Cette opportunité de faire table rase, de repartir sur des bases saines, c’est ce dont parle en substance Prince of Texas. Il y est question de catastrophe et de réparation : les deux personnages principaux, Alvin et Lance, sont engagés pour refaire la signalisation d’une route, endommagée par un incendie. Tout comme l’objet de leur labeur, eux aussi ont grand besoin d’être raccommodés. Les déchirements qui les assaillent, aussi bien en interne (dans cet espace en huis-clos, leurs engueulades se succèdent) qu’à l’extérieur (hors-champ, avec les femmes qu’ils aiment), mettent en exergue une notion de conflit qui en vient à contaminer l’ensemble du film. Les désaccords passagers des deux âmes-en-peine vont bientôt de pair avec l’évocation en filigrane d’une tragédie bien plus vaste. Vivre avec le souvenir douloureux de conflits antérieurs, accepter qu’ils fassent partie de son histoire, faire amende puis tout reprendre de zéro : ce cheminement d’abord sentimental, Prince of Texas l’applique ensuite au passé, présent et futur de la nation américaine.
Alvin et Lance ne s’échineraient donc pas seulement à repeindre et retaper une route texane, leur action s’étendrait au pays tout entier. Avec leur barda, les voilà prêts à rebâtir l’Amérique. Cette image de deux hommes et leurs pinceaux, le cœur à l’ouvrage, prêts à ripoliner la terre entière, rappelle d’ailleurs la dernière séquence de H2G2 : le guide du voyageur galactique (Garth Jennings, 2004). Le héros Arthur Dent observe la reconstruction de la Planète Terre, ébahi de voir comment se crée le monde, avec des ouvriers qui peignent les montagnes et des architectes en charge de différents pays (son ami Slartibartfast lui confie s’être occupé de la Norvège). Alvin et Lance font ici de même, s’attaquant dans leur cas aux États-Unis, kilomètre après kilomètre. Et si le tandem a tant de travail, c’est parce qu’il y a tout à refaire. Le film débute par des plans d’incendies, qui emplissent le cadre, une musique tonitruante s’ajoutant au tableau funeste, avant que le silence et le noir ne s’imposent brutalement. Le chaos, puis le néant. L’idée de faire table rase, de tout reconstruire, germe dès le prologue de Prince of Texas. Ce ne sont plus quelques hectares de forêt qui semblent ici se consumer, c’est le pays dans son entier, des terres et des idéaux partis en fumée. Alors qu’Alvin et Lance rapiècent leur Amérique pour lui assurer un avenir meilleur, les fantômes du passé rôdent. David Gordon Green égrène les symboles de conflits historiques, deux en particulier : le génocide du peuple amérindien, socle branlant sur lequel reposent les États-Unis, et la Seconde Guerre mondiale, spécifiquement son affrontement avec l’armée allemande.
Les références à la conquête de l’Ouest ne sont pas forcément plus limpides que celles relevées dans Shining par les intervenants fantasques de Room 237. Ici, pas de boîtes de conserve ou de tapisseries à l’arrière-plan pour évoquer le massacre des natifs américains, mais d’autres rappels émergent néanmoins : c’est la bête noire d’Alvin, l’homme qui lui a dérobé sa fiancé et qu’il décrit comme un «ennemi-mi-amérindien» ; ce sont les peintures de guerre qu’arbore Lance quand il se met à traquer Alvin à travers les bois ; plus encore, c’est ce chemin parcouru par les deux hommes, reconquête de l’Ouest ou de tout autre point cardinal, qui n’est autre qu’une nouvelle défloration et appropriation de terres (redevenues) vierges – l’image en convoque alors une autre, ce plan désarmant d’outils industriels jetés dans une rivière, vision aberrante illustrant la violation du territoire naturel. La résurgence symbolique de la Seconde Guerre est plus fuyante, mais peut-être n’est-il pas anodin non plus que deux personnages parlent allemand ; que les prénoms « Alvin » et « Lance » soient d’inspiration germanique (l’un signifiant originellement « noble ami » et l’autre « terre ») ; ou encore qu’ils fassent la rencontre d’une septuagénaire qui a vécu en Allemagne et qui, dans sa jeunesse, était pilote d’avion (le film se déroule en 1988). Le fait que cette rencontre se fasse dans les ruines d’une maison, réduite à l’état de cendres, renforce le sentiment que la guerre hante toujours ces lieux.
Le désir de trouver un sens caché à ces éléments, constitutifs d’une allégorie singulière et détonnante eu égard à la proposition première du film, gagne finalement en vraisemblance du fait que Prince of Texas ne semble jamais se dérouler dans notre monde. Le huis-clos a beau être en plein air, il n’en est pas moins oppressant. Seuls les récits rapportés permettent de s’échapper de la route et du talus. C’est un univers clos, toujours propice à l’allégorie, qui regorge d’indices pour présumer de son irréalité. A commencer par l’ex-pilote dépossédée de son domicile, dont ni Alvin ni Lance ne saurait affirmer qu’il ne s’agit pas d’un fantôme. Le fait que les garçons eux-mêmes sont doués d’habilités hors du commun : Lance est capable de prédire l’avenir et Alvin peut voler (un vol plané de 7 secondes, précise-t-il). Au bout du conte, ce n’est qu’une question de croyance : les deux hommes peuvent-ils réellement accomplir les prouesses dont ils se vantent ? Leur suffit-il d’y croire, d’ « imprimer leur légende » ? De l’autre côté de l’écran, le doute est le même : Prince of Texas s’en tient-il à son intrigue sentimentale, ou le film revient-il réellement sur trois siècles de violences pour imaginer la renaissance d’une nation ? Que croire ? Le spectateur aurait tort de faire dans la demi-mesure. Pour lui aussi, l’adage fordien a du bon.
PRINCE OF TEXAS (Prince Avalanche, Etats-Unis, 2013), un film de David Gordon Green, avec Paul Rudd, Emile Hirsch, Lance LeGault, Joyce Payne. Durée : 94 minutes. Sortie en France le 30 octobre 2013.
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