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Adèle, une lycéenne, tombe amoureuse d’Emma, élève aux beaux-arts : Abdellatif Kechiche transforme la BD de Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude, en premiers chapitres d’une œuvre monumentale à venir, et révèle le talent d’Adèle Exarchopoulos, jeune actrice que l’on a peine à quitter à la fin. Palme d’Or 2013.
Une vie de Maupassant, La vie de Marianne de Marivaux (d’ailleurs cité dans le film, tout comme La princesse de Clèves) et La vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2 : en passant du Bleu est une couleur chaude à ce titre, promesse d’épisodes à venir, Abdellatif Kechiche revendique l’ambition folle de s’inscrire dans une prestigieuse lignée d’auteurs ayant fait d’un personnage féminin l’alpha et l’oméga d’une de leurs créations. Il n’adapte pas la BD de Julie Maroh, il l’intègre dans une démarche narrative plus globale, presque comme s’il tirait toute une encyclopédie d’un seul de ses articles. L’homosexualité des deux jeunes femmes reste à l’origine du drame, mais elle n’en est plus le sujet, sinon la colonne vertébrale d’un feuilleton traversant les années.
De ce point de vue, le film vient du futur, de l’après-mariage pour tous, de l’au-delà des polémiques. Une scène de repas nous fait bien comprendre que les parents d’Adèle, alors adolescente, ne conçoivent pas que leur fille puisse être homosexuelle, mais ça n’aura pas de conséquence visible sur sa future vie de couple. L’homophobie ne constitue pas une thématique plus forte que les autres. Elle s’exprime une fois par la voix des amies supposées d’Adèle, très agressives à son égard, mais plus jamais ensuite. Chez Kechiche, on prend son temps pour dire les choses, et on ne les dit qu’une fois (cela donne une idée de la densité, compte-tenu des trois heures de film). Depuis ses débuts, le cinéaste revendique son attachement aux lettres et aux langages, convoquant le nom de Voltaire dans le titre de son premier long, ou captant le travail de lycéens sur Le jeu de l’amour et du hasard dans L’esquive.
Dans La vie d’Adèle, il met en scène le langage comme il montrait les spectacles de Vénus noire, avec de gros blocs de séquences étirant les situations au-delà de leur point de rupture (tout dure trop longtemps par rapport à un film standard, et cette durée agace d’abord avant de nous embarquer). Il en parcourt tout le spectre, du langage purement phatique autour d’un verre, jusqu’au débat. Il met même ses différents régimes en parallèle, lors de la soirée d’anniversaire d’Emma par exemple, quand Adèle parle pour ne rien dire à un jeune homme se disant acteur, et que sa compagne discute des mérites de Klimt avec d’autres élèves des beaux-arts. En parallèle, pas en concurrence. Adèle et le jeune homme s’entendent bien, preuve que le dialogue vaut aussi pour lien et pas seulement pour les idées qu’il charrie, alors que derrière eux, les considérations picturales restent argumentées, mais échouent totalement à intégrer tout nouvel intervenant éventuel à la conversation. Rapprochement et exclusion, l’un et l’autre n’étant pas verrouillé sur un seul type d’échange. Kechiche est social – Adèle est pragmatique et simple, Emma est plus ambitieuse et dotée d’un fort tempérament d’artiste – mais il n’est pas manichéen, car il dédouble toujours ses séquences.
Tout avance à une double vitesse : une simple prise de contact autour d’un verre peut s’étirer sur tout un quart d’heure de film (un autre cinéaste la ferait sauter avec une ellipse), et devenir une événement majeur ; devenue professeure des écoles, Adèle rentre trop tôt le soir et s’ennuie, mais finit à peine de laver la vaisselle qu’Emma est déjà couchée (amusant moment où l’on constate que le couple lesbien a les habitudes machistes d’un couple hétéro standard) ; l’avancée lente et implacable des défilés des manifestations auxquelles participent les jeunes femmes, et les fulgurances d’une étreinte. La vie d’Adèle doit bien contenir en tout et pour tout une vingtaine de minutes de relations sexuelles, très majoritairement entre l’héroïne et Emma. Là encore, double effet, immédiat et à long terme. Il y a d’abord l’émoi conséquent à l’érotisme cash et à la longue durée des scènes. La caméra ne se fait jamais intrusive, mais ne perd pas grand chose des ébats. Il y a ensuite l’impact a posteriori, quand travaille le souvenir de ces moments fusionnels – et pas seulement pour des raisons libidineuses – alors que le couple se fissure douloureusement. Une douleur que l’on partage parce que nous suivons Adèle et par conséquent Emma en témoins privilégiés et amoureux de leur épanouissement, et que nous redoutons autant qu’elles le spectre sinistre de la séparation.
Peut-être est-ce pour cela que Kechiche envisage de nouveaux épisodes, faisant d’Adèle ce qu’Antoine Doinel était à Truffaut. Parce que lui non plus ne peut se séparer d’elle, ni de son interprète Adèle Exarchopoulos. On se souvenait d’elle dans Tête de Turc de Pascal Elbé, où elle jouait un tel garçon manqué qu’on hésitait quant à son sexe. Si sa manière de manger, de mâcher, de laisser échapper un rot à table, ont quelque chose de masculin, ses détails ne persistent pas, évitant ainsi toute caricature. Comme Léa Seydoux, il lui suffit d’un changement plus ou moins discret dans sa coupe de cheveux, de kilos en moins ou en plus, d’un accessoire ou d’une variation dans son vocabulaire, pour lui faire traverser les années, sans postiche, d’élève à prof. Alors adulte, quand elle fond en larmes, c’est l’adolescente qu’elle n’est plus que nous voyons souffrir, la femme que nous avons vu grandir et que nous avons terriblement envie de consoler.
LA VIE D’ADELE (France, 2013), un film d’Abdellatif Kechiche, avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, Mona Walvarens, Alma Jodorowski, Aurélien Recoing. Durée : 175 minutes. Sortie en France le 9 octobre 2013.