TIR d’Alberto Fasulo

« Je crois que tout ce que les hommes font a une portée politique » : telle fut la réponse du réalisateur de TIR Alberto Fasulo à un spectateur lui demandant, après la séance au festival Entrevues, s’il considérait que le cinéma devait tenir un rôle politique. Une heure plus tôt, pendant la projection du film, une séquence en particulier tenait lieu de démonstration puissante de cette conviction.

La séquence en question intervient vers la fin du film, que nous avons passé jusque-là en compagnie de Branko, camionneur, et de presque personne d’autre. Hormis lorsque Branko travaille en binôme avec un autre chauffeur, ses contacts avec le monde extérieur sont purement contractuels (charger et décharger les marchandises, passer au guichet récupérer des papiers) ou bien ne se font qu’au téléphone. La cabine du camion est une bulle, que la séquence en question vient déchirer en confrontant Branko à un groupe de routiers en grève qui bloquent la route et le forcent à s’arrêter. Nous saute alors au visage le poids politique, puisqu’impactant d’autres vies que la sienne et donc la marche du monde commun, des actions de Branko qui semblaient auparavant être absolument individuelles, ne le concernant que lui et lui seul. Il n’en est bien sûr rien : en acceptant sans broncher toutes les demandes d’abus, petits ou grands, que son patron lui fait (rattraper un retard en trichant sur les heures de pause, transporter tout et n’importe quoi, différer sans cesse son retour chez lui, etc.), Branko affaiblit la position de tous ceux qui font le même travail, en créant des précédents qui deviennent autant de brèches sapant la ligne de défense collective.

Branko n’est pas seul en cause, loin de là. Le système global dont il est un anonyme maillon est vicié, et de ce fait nocif. En sillonnant l’Europe à bord de son camion italien immatriculé en Slovénie, chose que l’entreprise est légalement en droit de faire, Branko touche quatre fois plus d’argent que lorsqu’il était professeur dans sa ville d’origine en Croatie. Devrait-il dire non ? Et, le pourrait-il ? Car ce quadruplement de salaire ne mène pas à la richesse ; il permet juste d’éviter la misère du revenu de départ. À travers le portrait de Branko, TIR dresse un cinglant et éloquent constat d’un esclavage moderne, constat que vient sceller la chanson accompagnant le générique de fin : Another man done gone, aux percussions reproduisant le rythme du travail forcé des galériens et avec pour paroles « He had a long chain on / They killed another man » (« Il était enchainé / Ils en ont encore tué un »). Cette inclusion discrète, qui vient souligner subtilement le propos sans dénaturer la matière filmée, parachève le beau travail de cinéma effectué par Fasulo tout au long du film. Venu du documentaire, il a été contraint de renoncer à ce mode de récit pour TIR, et à engager un acteur (Branko Zavrsan) reconverti le temps des quatre mois de tournage en routier comme un autre, tournant des scènes dont la trame était cadrée au préalable.

Ce changement de fusil d’épaule a finalement été un mal pour un bien, car tout en restant profondément ancré dans le réel de notre monde globalisé et émietté, TIR emploie les forces du cinéma de fiction comme une loupe grossissante. En alliant refus de tricher avec la réalité (Fasulo n’injecte aucun drame fabriqué dans l’intrigue, ne s’éloigne jamais du camion…), acuité du regard (…ce qui n’empêche pas de trouver des axes de prise de vue intéressants et de composer des plans intelligents), et intuitions sur quand et comment affermir le discours via le cinéma (la scène des manifestants évoquée plus haut), TIR accomplit un geste fort. Il ranime le néoréalisme italien de l’après-guerre, dans toute la puissance de ses images et la portée de son message politique. C’est une bonne nouvelle, car on a aujourd’hui besoin de films manifestant ce cran et cet engagement ; c’est aussi une mauvaise nouvelle, car ce besoin d’une réponse aussi forte et juste est le signe que l’état social en Europe n’est pas loin d’avoir régressé à ce qu’il était lors de l’âge d’or de ce genre cinématographique. Du Voleur de bicyclette à TIR, la boucle est en passe d’être bouclée.

TIR (Italie, Croatie, 2013), un film d’Albert Fasulo, avec Branko Zavrsan, Lucka Pockaj. Durée : 90 minutes. Sortie en France non déterminée.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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