Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
Début septembre 2013 à Deauville, Blue Jasmine est présenté dans le cadre d’un hommage à Cate Blanchett. Une distinction à la résonance particulière, Woody Allen filmant la déchéance de l’héroïne qu’il donne à interpréter à la talentueuse comédienne.
Blue Jasmine est célébré par beaucoup comme le film signant enfin le retour du vrai Woody Allen. Il interviendrait après une longue traversée du désert depuis Match Point (2005) – censé lui-même en son temps marquer la fin d’une précédente traversée du désert, depuis Tout le monde dit I love you (1996). Outre le fait que chaque période de creux comporte des œuvres tout à fait recommandables, à côté d’autres effectivement moins bonnes voire franchement mauvaises, Blue Jasmine ne s’élève en définitive pas si haut que ça. Ce qui tend peut-être à en donner l’impression est que ses bases sont bien plus nobles que celles de ses plus récents prédécesseurs : un personnage puissant, une grande actrice, et en accompagnement de ce tandem un regard incisif sur un monde dense. Jasmine, l’héroïne, s’installe faute de mieux chez sa sœur Ginger, après que sa vie entière a été réduite à néant – plus de mariage, plus de santé (une dépression nerveuse qui ne s’estompe pas), plus de fortune. Jasmine doit repartir de zéro, au milieu de cette frange populaire de San Francisco, aux moyens et aux aspirations limités, dans laquelle évolue Ginger ; quand elle-même a passé toute sa vie d’adulte à jouer les grandes dames de Manhattan, dans cette bulle où vivent les ultra-riches, à l’écart du monde.
La représentation de ces deux classes sociales aux antipodes est une des très bonnes choses à l’œuvre dans Blue Jasmine. Allen ne cherche à aucun moment à affadir leurs rugosités respectives, pas plus qu’à atténuer leurs différences irréconciliables. En somme, il ne sacrifie pas au mythe de la classe moyenne globalisante qui rassemblerait toutes les autres en les réduisant à l’état de nuances – des « un peu plus riches » ici, des « un peu plus pauvres » là. Les personnages de Blue Jasmine sont incompatibles sur tous les plans, des tenues au langage, des logements au physique ; et ils en sont pleinement conscients, ce qui les pousse à préférer le principe « qui se ressemble s’assemble » à tout conte de fée. On ne voit d’ailleurs cohabiter ces deux groupes dans le film que par la grâce d’une astucieuse idée de scénario consistant à imaginer Jasmine et Ginger comme deux fausses sœurs, n’ayant en commun que les parents adoptifs qui les ont accueillies. Cette idée, Allen la prolonge idéalement à l’écran en confiant les rôles à deux actrices aussi dissemblables que Cate Blanchett et Sally Hawkins. La blonde et la brune, la dame hautaine et la fille sans chichis, l’introvertie et l’extravertie : chacune est la porte-drapeau naturelle de sa caste, la locomotive talentueuse tirant aisément à sa suite toute sa part d’un casting d’exception.
L’autre parti pris fort du film est celui du féminisme. Le seul point commun entre Jasmine et Ginger, qui les réunit au-delà de leur opposition de classe, est le harcèlement permanent qu’elles subissent de la part des hommes. L’une comme l’autre ne peuvent jamais avoir le contrôle qu’elles souhaiteraient sur leur vie, car elles doivent sans cesse réagir aux assauts de l’autre sexe. Que ceux-ci soient brutalement physiques (l’employeur de Jasmine qui tente de la violer, le copain jaloux de Ginger qui débarque chez elle et casse son téléphone) ou doucereusement enjôleurs (un amant parfait à ceci près qu’il « omet » de préciser qu’il est par ailleurs heureux en mariage, un prince charmant aussi beau que riche qui se propose de vous enlever à vos études), ils interrompent et de fait contraignent le cours de l’existence des femmes. Blue Jasmine développe une conscience perçante et amère de ce déséquilibre qui règne dans le monde. L’étude des rapports inégaux de sexe autant que de classe menée par Allen est donc remarquable, ce qui rend d’autant plus regrettable ses écarts de conduite par ailleurs. La nature trop mécanique du scénario, qui ne prend jamais vraiment la peine de masquer ses jointures, de la lourdeur de certaines situations vaudevillesques aux intentions de ses séquences successives (tout cela au détriment de ses personnages, pions sur un échiquier plus qu’êtres véritablement humains) en est un – mais ce n’est pas le plus dérangeant.
** attention spoiler ci-dessous **
La véritable sortie de route se produit lorsque l’on découvre le sort qu’Allen réserve à Jasmine en fin de parcours, d’une cruauté terrible, encore renforcée par l’arbitraire de la sentence et la soudaineté du revirement. Bien sûr Jasmine n’était pas très aimable, mais pas pour autant plus antipathique que les autres ; et le film la dépeignait autant victime que coupable, et payant au prix fort ses fautes dans ce second cas. En somme un vrai beau personnage tragique, complexe et torturé, auquel la brillante incarnation de Cate Blanchett nous attache par-delà ses travers. Cet attachement n’était de toute évidence pas partagé par Allen. La conclusion le montre rouer de coups de pied son héroïne déjà au sol, tirant profit de sa fragilité mentale pour l’enfoncer plus bas que terre. Un traitement que ni le personnage ni le film ne méritaient
BLUE JASMINE (Etats-Unis, 2013), un film de Woody Allen, avec Cate Blanchett, Sally Hawkins, Alec Baldwin, Peter Sarsgaard, Louis CK. Durée : 98 minutes. Sortie en France le 25 septembre 2013.