LA BATAILLE DE SOLFERINO de Justine Triet

Le 6 mai 2012 de Laetitia et son ex-mari Vincent, quand la première fait le pied de grue pour ITélé devant le siège du PS, et que le second cherche à tout prix à voir ses enfants : premier long-métrage réussi, La bataille de Solférino fusionne judicieusement le documentaire et la fiction, la politique et l’amour, et interroge mine de rien la mémoire que l’on a ou non des sentiments.

Laetitia et Vincent sont divorcés. Il veut voir ses deux enfants, comme la loi l’y autorise. Elle refuse de le laisser seul avec eux, comme la loi l’y autorise aussi. Maintenant qu’il fait nuit, qu’ils se retrouvent tous deux assis sur un sofa, après avoir échangé des mots durs et des coups à chaque fois qu’ils se sont croisés aujourd’hui, ils font face à Virgil, le mec de Laetitia. Et Virgil, tout intimidé et gentil, se dit impressionné par une chose : Laetitia et Vincent se sont aimés, et lui arrive après Vincent. Les deux ex s’indignent. Parce que Virgil se mêle de ce qui ne le regarde pas. Parce qu’il déterre une évidence tellement enfouie sous la rancœur réciproque, que même nous spectateurs avions fini par l’oublier : oui, ces deux là ont été heureux ensemble, ils ont cru sincèrement à un avenir commun, et de cette euphorie, il ne reste que les enfants que chacun veut soustraire à l’autre. Pour un peu, ce rapport discrètement soulevé entre mémoire et sentiment, entre intellect et affect, nous ferait presque croire à du Michel Gondry ou du Resnais : se souvenir que l’on s’est aimé suffit-il à ne pas se haïr ?

Laetitia Dosch dans LA BATAILLE DE SOLFERINOLa question est soulevée au terme d’une journée bien particulière, celle du 6 mai 2012 et de l’élection de François Hollande à la présidence. Un dimanche que Laetitia doit passer rue de Solférino, devant le siège du PS, a rendre compte en direct pour ITélé de la ferveur de la foule des militants et sympathisants. Comme Vincent et elle en leur temps, tous ces gens partagent la même euphorie, la même foi en un avenir commun. Les images sont celles de ce jour, tournées en situation par l’équipe du film, avec une Laetitia dont personne ne sait autour d’elle qu’elle joue le rôle d’un reporter. Nous voyons ces images un an après, et dans le contexte actuel de crise et de défiance, elles semblent d’un autre âge, comme l’amour entre Laetitia et Vincent. D’un côté, le fol espoir politique, celui qui laisse croire que tout est possible, mais dont nous savons, nous spectateurs, qu’il est pour le moment déçu ; une liesse dans laquelle notre regard prescient se surprend à détecter les germes de l’échec (peut-être à la fin du rassemblement de la place de la République, avec ses heurts et ses déboires, sur lequel Laetitia s’attarde). De l’autre, le constat d’échec amoureux, implacable au point que l’on peine à se demander ce qui a pu unir deux êtres devenus des adversaires. Entre les deux, une même trajectoire désabusée, mais montrée en deux points de la frise chronologique, pendant puis après l’amour. L’effusion de la foule devant le siège du PS, ce serait presque un flashback sur le mariage qu’ont dû célébrer Laetitia et Vincent quelques années auparavant ; la déchirure entre eux deux, un flash-forward de ce qui attend les citoyens réunis dans la rue ce jour là.

La pertinence de La bataille de Solférino tient à cette continuité, et non pas à ce parallèle, ce dernier mot étant inadéquat tant la fusion entre petite et grande histoires, selon l’expression consacrée, est totale. C’est bien rue de Solférino, au milieu des militants, que Laetitia et Vincent en viennent à se disputer, comme s’ils étaient les signes avant-coureurs de la désillusion politique, comme s’il nous était ainsi indiqué, très simplement, l’échec du changement de gouvernance à améliorer la vie quotidienne la plus ordinaire, ou au contraire, l’incapacité des citoyens à surmonter leurs différents pour concrétiser l’utopie collective. Il y a bien une réversibilité idéologique, de la même manière qu’il est possible d’envisager le film comme une fiction à base documentaire ou un documentaire au postulat fictionnel. De ce point de vue, la synthèse est si parfaite que la question de l’interprétation ne se pose même pas. Aucune différence entre acteurs et figurants, puisque ces derniers deviennent de fait, involontairement, eux aussi des acteurs, de par la seule présence de la caméra. Un gimmick tout simple l’illustre : la prise d’antenne de Laetitia. Elle se débat avec son téléphone, donne parfois des consignes à ceux qui l’entourent, puis elle se fige dans un sourire quand la caméra d’ITélé se met en marche, débite son laïus artificiel, et reprend son naturel une fois le direct terminé. Le faux-semblant commence avec le bouton on de la caméra. C’est caricatural, mais cela a le mérite de signifier simplement que l’équipe de La bataille de Solférino n’est pas dupe, ni de l’effet de sa présence sur ceux qu’elle filme, ni de celui des chaînes d’information en continu sur leurs sujets.

Laetitia Dosch, Arthur Harari et Vincent Macaigne dans LA BATAILLE DE SOLFERINORien de révolutionnaire dans le message, si ce n’est l’emballement dans lequel il est pris, une fuite en avant permanente (la course-poursuite entre Vincent et Laetitia), d’emblée placée à des niveaux d’hystérie (pleurs de bébés, agitation et stress de Laetitia, urgence du direct) dont on s’étonne qu’ils soient plus rigolos qu’agaçants. Le jeu moderato des comédiens fait beaucoup pour cela, même si le film se laisse aller à un crescendo prévisible dans l’affrontement entre les deux ex, une fois quittée la rue de Solférino (on s’enferme dans un appartement alors que tout avait été fait pour en sortir, comme un retour du refoulé du cinéma psychologisant le plus banal). Les voir dans ce qui pourrait être leur propre rôle, puisque chacun garde son prénom, renforce encore l’opportunisme et l’intuition formidable de la troupe qu’ils forment. Cette troupe met aussi en scène un doux rêve : celui d’une équipe de télévision qui se laisserait déborder par sa vie personnelle et transformerait le reportage en film, celui d’un cinéma français en prise avec l’actualité sans mégoter sur le pouvoir de la fiction, parce qu’il comprendrait que l’un et l’autre peuvent aller très bien ensemble, même s’ils finissent toujours par se séparer.

LA BATAILLE DE SOLFERINO (France, 2013), un film de Justine Triet, avec Laetitia Dosch, Vincent Macaigne, Arthur Harari, Virgil Grenier et Marc-Antoine Vaugeois. Durée : 94 min. Sortie en France le 13 septembre 2013.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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