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Ignoré lors du singulier palmarès de la Mostra 2013, mais célébré à Deauville au même moment, Night Moves embellit encore l’œuvre précieuse de Kelly Reichardt. Après Wendy & Lucy (2008) et La dernière piste (2010), la nature obsède toujours autant la cinéaste. Il n’est pourtant plus question de l’affronter, mais de la sauver. Une mission tout aussi périlleuse.
Quand le film commence, leur décision est déjà prise : Night Moves ne raconte pas l’histoire de trois activistes écolos qui projettent de faire exploser un barrage hydraulique, mais celle d’un trio littéralement engagé : ils ont pesé le pour et le contre, lancé la machine, il ne leur reste plus qu’à passer à l’action.
La nuance est importante car elle détourne le film d’une trajectoire balisée, en trois temps pour trois prises : prendre conscience, prendre part, prendre une décision. Night Moves intervient après tout cela, il n’est pas là pour étayer des discours moraux ou moralisateurs, seulement pour témoigner d’une mécanique de destruction dont les ravages s’avèrent autant matériels que psychologiques. Le film ne s’intéresse qu’aux faits les plus objectifs, aux actions et à leurs conséquences, sans ne jamais s’embarrasser des causes et raisons hypothétiques. Il n’est pas question de bonnes ou de mauvaises voix qui s’expriment, pas plus de bonnes ou de mauvaises voies à emprunter. Le spectateur peut se demander s’il cautionne les actions du trio, mais les personnages eux l’ont déjà fait et n’ont donc aucune raison de se répéter à haute voix. Les tergiversations sont évidées ; leur action est évidente.
Pour les trois activistes, le barrage doit être détruit. Il n’appartient pas au décor, ils le voient comme une aberration. De fait, et plus particulièrement pour Josh (Jesse Eisenberg), tant que le barrage fait obstruction, tant qu’il s’érige indûment sous ses yeux, le monde reflète ce dérèglement. Reichardt file l’obsession : Josh est confronté à toute sorte de rappels de cette présence illégitime : c’est une cascade gigantesque dans un jardin privé, une vidéo de golf incrustée dans le mur d’une maison, un téléviseur en lieu et place du rétroviseur d’un mobile-home, c’est surtout ce faon bien en vie dans le ventre d’une biche retrouvée morte sur le bas-côté d’une route. Cette rencontre inattendue s’achève par la décision, non pas de sauver l’animal, mais de repousser la mère et le petit dans une fosse attenante à la route. Pour Kelly Reichardt, strictement fidèle au point de vue de Josh, la mise en scène n’a d’autre dessein que de traduire ce désordre intérieur, évaluer ce qui doit être ou non dans le champ. Le faon vivant dérange, il n’est pas à sa place, il faut qu’il sorte du cadre. Le barrage étant lui aussi contre-nature, Josh et ses camarades l’expédient dans les abîmes du hors-champ.
La nature est à préserver, par tous les moyens. Le personnage Reichardtien se révélait à son contact dans Old Joy (2006), il se perdait et se fondait en elle dans Wendy & Lucy, il l’arpentait et la conquérait dans La dernière piste. Mais il n’est plus question de la craindre ou de la dompter dans Night Moves, c’est elle qu’il faut servir désormais. Pour la première fois en quatre films, Reichardt délaisse le format 1.33. Un moyen pour elle d’élargir le cadre, d’ouvrir son scope. Cette fois-ci, Reichardt accueille le monde. Ses personnages agissent en réponse aux demandes de la nature, et non plus malgré elle, non plus malgré sa rudesse et son opacité. L’environnement n’a plus rien d’hostile, et les hommes ne sont ni écrasés ni enfermés dans le cadre. Si la mécanique de la destruction se met en branle et cherche à les broyer, ils en sont les seuls responsables. Un personnage qui finirait dévoré comme Wendy et Lucy en leur temps ne serait plus englouti par le décor dans Night Moves, il se serait plutôt consumé de lui-même, coupable de ses propres maladresses. Mais le résultat est le même : désorientation, abandon, dénuement, perte d’identité. Une scène l’illustre parfaitement : il faut voir ce personnage devenu incapable de remplir les cases d’une fiche administrative : lieu de résidence, expériences passées, nom, prénom… aucune idée. Son identité importe peu, nul n’est ici à l’abri d’une telle érosion. De la destruction à la disparition, la violence du monde que décrit Kelly Reichardt est invisible et insidieuse. Quand le film s’achève, ce n’est pas de l’amertume qui se propage, l’effet est plus profond, il est proche de la tétanie.
NIGHT MOVES (Etats-Unis, 2013), un film de Kelly Reichardt, avec Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sarsgaard, James LeGros. Durée : 112 minutes. Sortie en France : courant 2014.