LEÇONS D’HARMONIE, film mental et virtuose
Le bouc émissaire est un animal qu’on sacrifie et un individu persécuté par la communauté. C’est le point de départ de Leçons d’harmonie qui entend faire tenir ensemble le littéral et la métaphore, le pur et l’impur, la réalité et le rêve, la chair et l’abstrait. Mental et virtuose.
La précision du geste est la grande préoccupation de Leçons d’harmonie. Elle obsède son réalisateur Emir Baigazin, âgé d’à peine 29 ans et en pleine possession de ses moyens. Elle obsède Aslan, son personnage principal. Tout commence par là, par un geste qui donne le ton, la tonalité. Garçon de la campagne, Aslan égorge un mouton et le dépèce avec une facilité d’exécution qui fait froid dans le dos (en souvenir de la pauvre biquette de Los Muertos de Lisandro Alonso ?). Sa grand-mère trifouille dans les viscères, fait le tri dans une matière étonnamment claire et cotonneuse (les blancs de Leçons d’harmonie sont la couleur d’un fantasme de pureté mais aussi celle du rêve). La symbolique religieuse de l’acte (« Tu as oublié de dire le Bismillah » dit la vieille femme à son petit-fils) se fond dans une réflexion plus globale sur la violence comme fondement et impureté, comme mythe, comme énergie.
Les propos du co-producteur français, venu représenter le film au 3 Continents de Nantes, le confirment. Emir Baigazin a lui-même parfaitement conscience de son geste en situant sa première séquence dans un cadre rural de film de festival – kazakh qui plus est. Le naturalisme nous quitte dès que Aslan passe dans le monde moderne du lycée. Avec lui, Leçons d’harmonie change d’univers pour flirter avec la science-fiction dystopique et le teen-movie. Il faut saluer sa capacité à brouiller les repères, à s’affranchir des lois narratives de base pour ne fonctionner que sur le mode du rêve ou de l’abstraction. Leçons d’harmonie est un film épris de rationalité, de concepts, de rigueur mathématique. Les figures géométriques abondent. Aslan excelle en physique. Les travaux de Joule (l’énergie), Darwin (l’adaptation et la survie) ou le pacifisme de Gandhi (la non-violence) nourrissent le propos sans verser dans le didactisme ou l’explication de texte. La science et le savoir ne jugulent pas la violence. Ils permettent au mieux de la rationaliser. Citer ces grands noms, c’est reprendre le monde à base, prendre le risque d’une trop grande lisibilité, certes, mais pour montrer quels grands principes le régit.
Dans Leçons d’harmonie, la violence est une énergie renouvelable. Elle se déplace en cercles concentriques, de la ferme au collège, des petits caïds aux « grands frères », des adolescents aux adultes, du collège au commissariat de police, lieu terminal où pointe avec le plus d’évidence la parabole politique. Aslan sera accusé du meurtre de Bolat, la forte tête du lycée qui rackette ses camarades pour le compte de jumeaux sortis d’un Lynch ou d’un Cronenberg. Le mobile est donc tout trouvé. Suite à une mauvaise blague (il a bu dans le verre où ses camarades ont trempé leur sexe en érection), Aslan devient bouc émissaire à son tour. Interdit de lui adresser la parole a décrété Bolat. Aslan aura alors à cœur de se purifier, de retrouver une maîtrise du corps qui lui a fait défaut dans les murs du collège (la précision du geste, encore). Victime chez les humains, Aslan est un bourreau avec des êtres vivants à plus petite échelle. L’adolescent use de l’énergie électrique pour pêcher des poissons dans un lac gelé ou torturer des insectes. Les bestioles sont installées sur une chaise et reçoivent une décharge comme des condamnés à mort. La chaise électrique fut créée à l’initiative d’Edison. La science tue, le savoir peut devenir un instrument de torture (Aslan mis à l’épreuve et écrasé par le poids des livres quand il se retrouve en cellule, voir la photo de une). Avec la présence animale, la métaphore se substitue à la littéralité. Les hommes vivent comme des insectes dans un bocal. Les lézards sont des dinosaures. Les quelques plans montrant ce renversement des échelles valent à eux seuls le déplacement.
LEÇONS D’HARMONIE (Kazakhstan, Allemagne, France), un film d’Emir Baigazin. Avec Timur Aidarbekov, Aslan Anarbayev, Mukhtar Andassov, Anelya Adilbekova. Durée : 120 min. Sortie en France le 26 mars 2014.