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Mini-série diffusée sur la chaîne japonaise Wowow en janvier 2012, Shokuzai fut annoncée par le sélectionneur vénitien Alberto Barbera comme la seule exception à sa longue liste d’avant-premières mondiales. Une programmation particulière, suivie avec raison par San Sebastian, Les 3 Continents (en version longue pour le festival nantais) et Deauville Asie, aisément justifiée par la belle densité de son récit et la satisfaction d’y retrouver nombre de motifs essentiels du cinéma de Kiyoshi Kurosawa.
Un programme de plus de 4 heures en festival ne provoque pas forcément l’envie de tous. Si certains y voient une perte de temps, compte tenu du contexte, d’autres se réjouissent de tenter l’expérience. Du fait qu’il s’agisse d’une série, articulée en cinq épisodes, Kurosawa n’a pas eu à trouver ce souffle si délicat pour maintenir en haleine ses spectateurs 270 minutes durant (300 même, pour la version présentée aux Trois Continents). La projection vénitienne le lui a imposé, en revanche. La richesse du récit, l’impact symbolique que ses redites parviennent à dégager et, plus encore, le raffinement esthétique de l’ensemble aident toutefois Shokuzai à transcender tout mode de visionnage.
Chaque épisode débute par un retour en arrière, comme si l’on rembobinait une cassette vidéo. Le prologue se situe quinze ans plus tôt : une petite fille est assassinée, et sa disparition bouleverse autant le destin de sa mère que celui de quatre de ses camarades de classe. Drame matriciel, souffrance maternelle, cet incipit s’impose pour chaque récit ; ensuite, les histoires divergent, chacune s’attachant à l’une des quatre fillettes devenue jeune femme, immuablement traumatisée et rongée par la culpabilité. Le cinquième et dernier épisode apportera les dernières pièces du puzzle, un nouvel éclairage pour cet entrelacs. Avant d’en arriver là, Kurosawa dresse le portrait de quatre femmes, perdues dans des rapports complexes et dévastateurs avec le sexe opposé. Shokuzai forme un réseau de souffrances et de violences faites aux femmes puis, à défaut de trouver un exutoire, bientôt causées par elle en retour. Cette mosaïque funeste, le site officiel de la mini-série l’aura d’emblée parfaitement illustré.
Passé le prologue, à chaque début d’épisode, chaque arrivée au temps présent, Kurosawa joue sur une désaturation extrême des couleurs. Dans le premier épisode, centré sur le personnage de Sae, femme transformée en poupée grandeur nature par son mari, la déshumanisation n’est de fait plus seulement perceptible grâce au traitement formel esquissé par le cinéaste. La relation du couple induit elle aussi que la vie, la chaleur humaine, a déserté leur union. Bientôt, des surfaces translucides relaient encore cette suggestion : le couple déjeune au restaurant mais la vitre qui les sépare du monde ne parvient pas à les isoler, seulement à les étouffer par une pression sociale qu’elle semble leur envoyer au visage ; plus tard, lorsque Sae retrouve Asako, la mère de l’enfant assassinée, les deux femmes discutent face à une mer trouble, qui reflète alors sans mal la confusion et les indécisions qui les étreignent. Le second épisode voit la violence qui secoua l’enfance de Maki, protagoniste de ce nouveau récit, réapparaitre soudainement durant sa vie d’adulte. Dans son cas, le danger refait surface… près d’une piscine. Maki protège de jeunes écoliers, les jettent dans l’eau, pour mieux affronter seule un homme armé, aux abords du bassin. Tourné en plan-séquence, le passage est saisissant. L’eau reste un vecteur de peur : miroir troublant, réceptacle translucide des souffrances passée de l’héroïne. Pour conjurer le sort, Maki va assommer son ennemi et le plonger, lui, dans ces eaux agitées. Puis le courant s’apaise, son existence se rapproche enfin de la plénitude. Pour un temps, du moins.
Avec Kurosawa, réapparait toujours cette obsession, cette peur du vide. Le vide incarné par l’assassin de Cure (1997), corps creux et esprit plein, capable de se déverser dans n’importe quel être croisé sur sa route. Le vide des rues délaissées de Vaine illusion (1998) et de Kaïro (2001). Dans Shokuzai, le vide atteint le cœur de ses femmes esseulées, puis il se propage toujours dans les maisons abandonnées, les gymnases dépeuplés, les hangars désaffectés. Le vide se meut dans chaque reflet filmée, et donne le vertige. Puis vient le choc, forcément imprévisible. Les personnages se heurtent, ils buttent aveuglément sur de simples objets devenus redoutables obstacles. Des cartons, des poubelles, du polystyrène : ces contenants sans réel contenu leur barrent la route, pour mieux leur rappeler leur propre inanité. Un motif récurrent chez Kurosawa. La structure, volontiers répétitive, a le mérite de renforcer cette impression : les personnages s’unissent comme un seul corps, qui se heurte, encore et encore, un corps qui n’avance plus, tel ce cadavre refoulé par les vagues d’un océan de désespoir dans Vaine illusion. Seule la conclusion pourra les libérer.
Le cinquième épisode ne se contente pas de clore cette grande histoire, ne se résume pas plus aux descriptions des personnages plus et moins fantomatiques que sont la mère de la fillette disparue et son assassin. La conclusion de Shokuzai offre plus encore : la relation qui unit les deux adultes (un triangle amoureux, un meurtre), celle qui lie la femme et son époux (la mort de l’amour), les lieux qu’ils traversent aussi (une école), tous ces éléments convergents vont finalement faire ressurgir, sous formes de symboles et de réincarnations inattendues, chacun des quatre destins explorés au préalable. Grâce à Shokuzai, Kurosawa a déclaré avoir « peut-être réussi à saisir ce qu’est la tragédie pour la toute première fois ». Face à une telle conclusion, où rien n’est laissé au hasard, face à cet épilogue qui porte à incandescence le réseau des souffrances à peine esquissé quelques heures plus tôt, la satisfaction que semble éprouver Kiyoshi Kurosawa se révèle parfaitement appropriée.
SHOKUZAI (Japon, 2012), une série télévisée de Kiyoshi Kurosawa, avec Kyoko Koizumi, Yu Aoi, Sakura Ando, Teruyuki Kagawa. Durée : 270 min (300 min en version longue). Sortie en France le 29 mai 2013.