UNE ANNEE 2015 DE FESTIVALS
Nous les avons découverts à Berlin, Cannes et Venise, mais aussi à Nantes, Bordeaux, Genève, Paris, San Sabastian, Amiens, etc. Il y a de tout dans ces films : d’un cunnilingus entre des poupées, des amours contrariées et des mensonges, des voitures folles lancées dans une tempête de sable, un Eisenstein sodomisé, un film chinois qui fera 2016, un chat et même Matt Damon. Récapitulatif des moments forts d’une année de festivals.
UNE SCÈNE
Tous les superlatifs imaginables ainsi que l’intégralité du champ lexical du ravissement incrédule ont été épuisés dans nos pages, et dans celle de quasiment tous les sites et revues de cinéma, à propos de la réalisation de George Miller pour Mad Max : Fury Road. Sa mise en scène hallucinée, son montage enragé, sa fureur nihiliste se cristallisent – entre autres moments démentiels – dans la tempête de sable qui achève le premier acte de la poursuite infernale et ininterrompue qu’est le film. On est déjà à bout de souffle, à bout de nerfs, au bout de nos forces lorsque non seulement les personnages hurlent « Tempête droit devant ! », mais qu’en plus ils foncent sans lever le pied en plein dans celle-ci, où nous sautent au visage des visions inouïes, tétanisantes, qui donnent véritablement le sentiment d’être du jamais vu. La séquence s’étire, met à l’épreuve notre résistance et celle des personnages – mais ces derniers tiennent bon, s’endurcissant même pour les périls et batailles encore à venir. Il nous faut donc être nous aussi à la hauteur, et traverser cette tempête sains et saufs afin de voir la suite de l’aventure et prendre de plein fouet ses images renversantes.
UNE SCÈNE WTF
Dans The Lobster, quand Colin Farrell apprend la mort de son chien/frère de la bouche même de la meurtrière. Elle se tient debout près du lit où lui s’éveille. Elle lui raconte comment elle vient de massacrer la pauvre bête. On croit qu’elle le mène en bateau, pour mettre à l’épreuve son absence supposée d’empathie (il se fait passer pour un psychopathe, histoire de la séduire autant qu’il est possible de séduire une telle désaxée). Puis la caméra découvre les giclures de sang sur ses chaussures à elle. Dans la salle de bain où le crime a eu lieu et où le chien gît, Farrell joue ce qu’il y a de plus complexe à jouer : le désarroi derrière l’indifférence.
UN PLAN-SEQUENCE
Une voiture entre dans le plan, un bout du manteau de la conductrice pendouille hors de l’habitacle, coincé dans la portière. On ne la connait pas encore, mais l’on pense déjà savoir quelque chose d’elle. Elle, c’est Krisha, personnage-tornade au coeur d’un premier film du même nom et du même acabit. Elément perturbateur d’une réunion familiale, elle nous est présentée par ce plan unique de près de dix minutes où son simple passage déclenche des réactions diverses, et modifie d’un coup l’atmosphère d’une demeure que Trey Edward Shults filme comme l’hôtel Overlook. Ces micro-climats, il les retranscrit parfaitement par sa mise en scène, insufflant une tension inédite à cette introduction, tension qu’il parviendra, au forceps, à reproduire à plusieurs reprises durant le reste du film.
UN FOU RIRE
Le court-métrage qui vient d’être mis en ligne, réduisant Vice-versa à ses seuls événements prenant place dans le monde réel (l’héroïne Riley, ses parents, sa nouvelle école), donne certes à l’histoire une coloration plus déprimante, mais le film dans sa version complète est une merveille de comédie. Dont l’un des nombreux sommets est le repas de famille tournant à la catastrophe, la faute aux émotions mal gérées des uns et des autres. C’est à cet instant que Vice-versa dévoile une idée jubilatoire et folle : la possibilité de visualiser le centre de commande des émotions de n’importe quel être, et pas seulement de Riley. Idée jubilatoire, car elle est l’étincelle de réactions en chaîne comiques prodigieuses dès lors que les émotions des gens se mettent à interagir entre elles, de manière évidemment dysfonctionnelle tant les mauvaises interprétations s’empilent. Et idée folle, parce qu’elle entrouvre la porte d’un « Vice-versa exponentiel », où le concept des émotions deviendrait une Pierre de Rosette pour comprendre non plus un unique individu mais le monde entier. En riant à gorge déployée, évidemment.
UNE REPLIQUE
A la fin du Pont des espions – ces tirets pour vous laisser le temps de passer au paragraphe suivant si vous ne l’avez pas vu – James B. Donovan, l’avocat incarné par Tom Hanks, rassure l’espion de la CIA qu’il vient de sauver et que tout le pays déteste ne serait-ce que pour s’être fait capturer. Quelques mots comme une caresse : « Doesn’t matter what other people think. You know what you did.» / «Qu’importe ce que les autres pensent. Tu sais ce que tu as fait». Voilà qui est plus agréable à s’entendre dire que «I saw what you did» chez William Castle, «I know what you did last summer» pour Sarah Michelle Gellar et ses copains, ou encore «On sait ce que vous avez fait» dans la France délatrice et vénale que voudrait nous imposer Michel Sapin… Ici, il s’agit de ne rendre des comptes qu’à soi-même, d’être en accord avec soi. «Would it help ?» demanderait une fois de plus Rudolf Abel (Mark Rylance). Ah là, oui, sans doute.
UN TORRENT DE LARMES
La deuxième fois, plus encore. A revoir la séquence inaugurale d’Au-delà des montagnes de Jia Zhangke, rétrospectivement, on se surprend à pleurer d’entrée de jeu. Le journal du ciné encore dans la main, des M&Ms dans la bouche, et déjà des larmes alors que les trois personnages principaux font une farandole sur un air des Pet Shop Boys. Comment est-ce possible ? Faut-il avoir vécu précédemment la désunion progressive de chacun d’eux et souffrir de retrouver l’innocence originelle ?
UN FILM QUE TOUS LES AUTRES AIMENT
Ce sentiment de l’été est une bulle coupée du monde et dépourvue de sens, de substance. Un film qui se contente d’accumuler les badges indiquant son appartenance à sa tribu, celle des hipsters riches mondialisés (l’histoire débute dans un loft berlinois puis, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle qui soit, déménage successivement dans de beaux appartements parisiens, une résidence secondaire sur les bords du lac d’Annecy et enfin des rooftops de Brooklyn). Tous les clichés afférents sont disséminés le long du récit avec une ingénuité confondante, comme si le lifestyle se suffisait à lui-même pour développer des personnages, sans besoin de recourir à des choses telles que des conversations, des événements, des réflexions – du réel. Il ne se passe rien de notable dans Ce sentiment de l’été, qui tourne à vide, drapé dans sa présomption d’empathie : les occupants de la bulle sont convaincus qu’ils n’ont qu’à se présenter à nous pour que l’on soit terrassé par le drame – ici un deuil – qui les touche. Le succès du film au festival de Bordeaux, dont la compétition était pourtant d’une haute tenue d’ensemble, reste pour nous un mystère.
UNE ACTRICE
Non pas une mais deux actrices, le duo formé par Elisabeth Moss et Katherine Waterson dans Queen of Earth. Elles sont pour beaucoup dans le fait que ce huis-clos décrivant une amitié détraquée et perdue soit de très loin le meilleur long-métrage à ce jour d’Alex Ross Perry. Leurs interprétations à toutes les deux sont l’élément primordial transcendant la relation douloureuse et délétère entre les deux héroïnes en un film étouffant, nocif, un digne rejeton du Répulsion de Roman Polanski. Ross Perry a bien compris tout ce qu’il avait à gagner à se mettre au service de ses comédiennes, à construire sa mise en scène et son montage autour d’elles : les meilleures preuves en sont les deux longs monologues du personnage incarné par Elisabeth Moss, captés en plans-séquences nous approchant au plus près du visage de l’actrice et de l’âme torturée de la femme à qui elle prête sa voix et son corps.
UN ACTEUR
Un rapide coup d’œil à Seul sur Mars pourrait donner l’impression que Matt Damon revient dans un rôle identique à celui qu’il tenait dans son dernier film (Interstellar) avant la courte pause qu’il s’est accordée. Il n’en est rien, car le personnage de Mark Watney est en réalité le descendant d’un autre héros hollywoodien : le Roger Thornhill de La Mort aux trousses. Avec Tom Hanks (figure de proue de l’autre grand film de facture classique de l’année écoulée, Le Pont des espions), Matt Damon est probablement le seul héritier actuel de cette confrérie d’acteurs mythiques de l’âge d’or des studios, les Cary Grant & cie. Comme eux, il possède naturellement le flegme, l’ingénuité communicative et le charme débonnaire qui vont nous faire nous attacher à lui instantanément (le premier enregistrement vidéo de son personnage, ponctué d’un « Surprise ! » pince-sans-rire), puis le rester envers et contre tout. Avec des comédiens tels que Matt Damon, l’indécrottable optimisme candide américain devient une source d’énergie cinématographique inépuisable, alimentant un grand huit d’aventures dont on aimerait ne jamais redescendre.
UN FILM MALADE
Malade, Remember l’est littéralement puisque son protagoniste est alzheimer. Malade, il l’est aussi un peu de manière imagée puisque son réalisateur, Atom Egoyan, grand cinéaste dans les années 1990 et avant, a loupé le train des années 2000 et court après sans succès, accumulant des films indignes de son talent, jusqu’à ce Remember qui relève enfin le niveau. Malade, il l’est enfin par son sujet, une histoire de vengeance à accomplir dans les temps, avant que l’amnésie n’efface de la mémoire du vieux héros juif, rescapé des camps, tout ce qui lui permettra de retrouver et de punir son tortionnaire d’autrefois. Si vous trouvez ça à la fois aussi tordu que Vengeance de Johnnie To, et lourd de sens, attendez de voir la fin…
UN FILM A NE JAMAIS REVOIR
Un film que l’on aurait même aimé n’avoir jamais vu tout court, tant sa vulgarité affligeante et sa bêtise crasse nous ont laissé un goût avarié dans la bouche lors de sa découverte malencontreuse à Berlin. Pour Que viva Eisenstein ! Peter Greenaway prend comme prétexte le séjour de Serguei Eisenstein au Mexique en 1931 pour y tourner Que viva Mexico !, mais il met au rebut tout ce qui a trait à l’histoire du cinéma (réduite à un hideux Powerpoint à base de name dropping et d’incrustations) et n’a d’yeux que pour l’aspect sexuel du voyage, avec la consommation par Eisenstein de son homosexualité. Malheureusement, cette initiation est traitée sans la moindre touche de sensualité ou d’émotion, et ne donne lieu qu’à un étalage de visions avilissantes pour cinéaste, détaillées avec soin et gourmandise. Et afin de nous faire boire le calice jusqu’à la lie, la laideur au dernier degré de Que viva Eisenstein ! se propage jusque dans sa mise en scène boursoufflée, accumulant les effets hideux et has been des plus antiques attractions du Futuroscope.
UN CHAT
Nous lui avons décerné la prestigieuse Palme Cat cette année. Il n’a pas de nom, mais c’est un champion : le chat à la fin de Vice-versa ne souffre d’aucune concurrence quant au titre de chat de l’année. Lui et ses déclinaisons intérieures, bidouillant mollement le tableau de bord de ses émotions, rappellent avec bonheur qu’il n’y a parfois rien à comprendre chez cet animal divin.
UNE HISTOIRE D’AMOUR
Avec élégance, Thierry Ardisson demandait autrefois si sucer, c’était tromper. The Lobster pose aujourd’hui une autre question, autrement plus vertigineuse : est-ce qu’aimer, c’est tromper ? Que faut-il retenir d’un mensonge quand il est motivé par le souci de plaire à l’autre et de lui faire plaisir ? La partie la plus vile (l’entorse à la confiance mutuelle) ou les sacrifices que cela implique (se péter le nez tous les jours, par exemple, pour faire croire à sa femme qu’on saigne régulièrement des narines, comme elle) ? Et à partir de quand un aspect l’emporte sur l’autre, provoquant le désamour ?
UNE SCÈNE CHAUDE
Parce qu’il est rare de voir deux marionnettes s’envoyer en l’air et pratiquer le cunnilingus, le coït d’Anomalisa est inoubliable. Parce qu’il met en scène deux corps imparfaits aussi. Parce qu’il implique deux personnages aspirant à la tendresse. Parce qu’il suit un moment touchant et rigolo où la femme fait la sérénade à l’homme, en entonnant Girls Just Want to Have Fun plus longuement et avec plus d’entrain que ce que l’on attendait d’elle.
UNE BANDE-SON
Celles de Carter Burwell, l’un des plus grands compositeurs en activité. Le choix est d’autant plus aisé quand le retour d’Ennio Morricone se fait au générique d’un film fort mais présenté hors de tout circuit festivalier (Les Huit salopards de Tarantino, et non le dernier Christian Carion sur lequel il a aussi oeuvré) et quand M. Night Shyamalan, lui aussi hors compet’, réalise de surcroit un film sans musique et de fait sans son génial acolyte James Newton Howard. En 2015, Cartel Burwell a écrit les musiques de Carol, a subtilement accompagné l’harmonie vocale d’Anomalisa et a composé le thème de Legend. Si ce dernier film s’oublie vite, sa musique reste en tête, ce qui constitue en soi un tour de force pour le compositeur. Dans un monde parfait, il aurait aussi signé la bande originale de la série Fargo.
UNE DECOUVERTE
Nous avions adoré People Moutain, People Sea de Cai Shangjun en 2011, probablement notre « découverte » cette année-là. Plus de nouvelles du cinéaste depuis, toutefois. Espérons donc que son compatriote Bi Gan ne disparaisse pas jusqu’en 2020. Kaili Blues, le premier long de ce jeune chinois de 26 ans donne envie d’en voir plus et vite : au-delà de sa sensibilité, de son sens du cadre, de ses influences parfaitement digérées, Bi Gan est un cinéaste-magicien capable de nous faire « croire à l’incroyable », plus discrètement que les Wachowski. Mais ça fait aussi son effet.
UNE RENCONTRE
Cette année, une rencontre fut d’autant plus appréciable que le temps que ce réalisateur nous a accordé était au niveau de l’affection qu’on lui porte. L’entretien-fleuve avec Ruben Östlund (Play, Snow Therapy) est à retrouver ici.
UN COUP DE THÉÂTRE
La majeure partie du Trésor voit son auteur reprendre le principe à l’oeuvre dans ses films précédents, de 12h08 à l’est de Bucarest à Match retour : une dilatation du temps de l’exécution d’une action qui l’amène à épouser, ou au pire à tangenter, le temps réel, et qui vient occuper la totalité ou presque de la durée du film. Puisqu’un trésor est censé être enfoui dans le jardin d’une maison, l’essentiel du récit nous fait suivre les efforts des héros pour sonder puis creuser la zone. Mais pour la première fois, Porumboiu met ce geste de cinéma au service d’autre chose ; au service d’un tour de magie, dont il est la diversion et dont le dénouement du Trésor est le prestige, ce moment où est révélée la prestidigitation dont nous avons été les spectateurs-victimes. Cette apothéose est rendue encore plus belle par le fait qu’elle met en scène à l’écran un public d’enfants, ébahis devant le héros comme nous le sommes devant ce que nous montre le cinéaste – la finalité servie par la quête du trésor. Cerise sur le gâteau, un second coup de théâtre nous attend dans le sillage du premier : l’accompagnement du générique de fin par la reprise de Life is life signée du groupe Laibach. Aussi improbable que bizarrement adéquate.
UN FILM QUI HANTE
Que Le Fils de Saul fasse son chemin dans l’esprit du spectateur n’a rien de surprenant. En le découvrant, on sait d’instinct qu’il laissera durablement ses marques. On pouvait douter qu’un film guidé par les sensations puissent produire autant de sens et pourtant… Grâce à la précision extrême, documentaire, de ce qu’il met en scène autour de son héros, Le Fils de Saul réussit à planter la graine de la pure fiction dans un sol de l’Histoire et du cinéma où rien n’était censé pousser.
UN FILM TOUT COURT
Arrivé en tête de notre Top 10 annuel des films de festival, il n’est que justice que Vice-versa soit ici désigné comme le film à retenir de cette année de festivals. Un film bouleversant sur l’adolescence, qui donne envie de continuer à suivre la vie de la jeune Riley, inside et out de son enveloppe corporelle. Même si elle cesse de se laver et devient odieuse comme Bill Murray dans Osmosis Jones des frères Farrelly.
UN RÉALISATEUR
On se rend d’autant mieux compte de la routine quand, soudain, arrive quelqu’un qui fait comme s’il ignorait l’existence même de cette routine, qu’il lui était totalement étranger. On s’était habitué aux mouvements de caméra guidés par ordinateur dans les blockbusters, à la mise en scène programmée, à la reconduction des mêmes effets, et voilà que George Miller donne enfin l’impression qu’il y a un humain aux commandes. Pas pour aller contre le sens du vent, simplement parce que c’est comme ça qu’il fait. Avec Mad Max : Fury Road, il fut l’un des rares cette année à redonner un peu de valeur à la grammaire du cinéma à grand spectacle.
UN FESTIVAL
Le jour où le Festival de Cannes verra son hégémonie remise en cause n’est pas encore arrivé. En revanche, celui où la Compétition ne sera plus considérée par tous comme la section la plus intéressante sur la Croisette n’est peut-être pas si éloigné. La faute aux studios hollywoodiens trop frileux qui empêchent des succès publics et critiques assurés comme Vice-versa et Mad Max : Fury Road de concourir pour la Palme d’or, mais aussi à cause des sélections rivales toujours plus agressives dans leur conquête du terrain. En marge du délégué général Thierry Frémaux qui travaille subtilement à s’auto-concurrencer avec Un Certain Regard (Weerasathakul, Kurosawa, Porumboiu…), les autres sélectionneurs assurent. L’an passé, la Semaine de la critique était au sommet, cette année plus encore la Quinzaine a réalisé trois jolis coups (Despleschin, Gomes, Faucon) alors que l’ACID commence, et c’est déjà bien, à être enfin perçue comme un concurrent égalitaire. Ce fut le cas avec une sélection pointue mais accessible, cohérente tout en étant bigarrée ; l’originalité de l’édition 2015 fut notamment sa première incursion d’un film américain et pas des moindres, Le secret des autres de Patrick Wang.