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Trente-trois ans après Blade Runner, où l’on ne nous montrait pas la planète rouge dont les Répliquants s’échappent, Ridley Scott pose enfin le pied sur Mars. À rebrousse-poil de sa filmographie, autant que du coup du sort qui laisse son héros abandonné à des millions de kilomètres de la Terre, Scott trouve là-bas de quoi composer un film d’un optimisme extraordinaire et d’un allant jubilatoire.
En informatique, il existe un principe empirique, la loi de Moore, qui postule que la puissance de calcul double tous les dix-huit mois. Une même loi exponentielle semble s’appliquer à l’évolution de l’énergie produite par l’usine à rêves hollywoodienne dans sa conquête de l’espace. Cela fait à peine deux ans que Gravity est sorti, et déjà en voici avec Seul sur Mars une version hyperbolique – sur la lointaine planète rouge plutôt qu’en orbite terrestre, étirant l’aventure sur quasiment une heure de plus, et densifiant son récit de telle manière que le ratio de péripéties à la minute croît dans des proportions affolantes par rapport à son prédécesseur. Si l’on ajoute à cela que le film est réalisé par un cinéaste qui, il y a moins d’un an, présentait un autre projet tout aussi monumental (le péplum biblique Exodus), et que deux de ses comédiens principaux étaient à ce même moment à l’affiche d’un autre blockbuster spatial (Interstellar), le débarquement si prompt et sous une forme si aboutie de Seul sur Mars donne le vertige quant à l’emballement et au rendement dont Hollywood peut se montrer capable.
Dernier arrivé sur le projet (que le scénariste Drew Goddard devait réaliser, avant de partir faire The Sinister Six – la prééminence actuelle de Marvel provoque des comportements assurément étranges), Ridley Scott a possiblement été le catalyseur qu’il fallait pour lui faire exprimer son plein potentiel. Le réalisateur anglais traite Seul sur Mars comme toutes les histoires passées entre ses mains : de façon pragmatique, terre-à-terre (si l’on peut dire), sans jamais s’éloigner des parages immédiats de l’action. C’est ce qui rendait par exemple La chute du faucon noir si estomaquant, et qui fait que Seul sur Mars a aussi peu à voir avec un space opera que Alien en son temps. Le film débute sur Mars, nous fera attendre la dernière ligne droite pour enfin s’envoyer en l’air, et trouve entretemps le moyen de rester cramponné à sa surface tandis qu’un vaisseau spatial repart vers la Terre, grâce à la mésaventure de son héros. « Mésaventure », seulement ? La litote n’est pas une méprise, car l’astronaute Mark Watney et le film avec lui refusent de laisser le plus petit espace à la tragédie et à la détresse.
Seul sur Mars est tout entier régi par le principe d’action(s) et de réaction(s), ce qui permet d’identifier aisément les deux sources intarissables auxquelles il puise son carburant. D’une part, la connexion naturelle qui existe depuis Le voyage dans la Lune de Méliès entre le cinéma et l’espace – parce que l’espace fait intrinsèquement rêver, parce qu’on peut en plus remplir son vide avec tous nos fantasmes, parce que l’évidence de ses règles (la gravitation et des impulsions pour la contrecarrer) en fait un terrain de jeu aux possibilités aussi infinies que ses dimensions. L’autre lignée dans laquelle le film s’inscrit est celle des œuvres hollywoodiennes mues par une énergie phénoménale, qui leur fait déplacer des montagnes en toute insouciance. Cette même force qui a toujours porté l’art de l’entertainment à son apogée, dans les westerns et films de pirates de l’âge d’or classique, entre les mains du trio Spielberg-Lucas-Zemeckis dans les années 80, se déploie à nouveau avec bonheur dans Seul sur Mars ; dont le parent le plus proche est en définitive moins Gravity que La mort aux trousses.
De même que le chef-d’œuvre de Hitchcock, le film de Scott file droit sans douter ou même se poser une seconde, et en prenant soin à ce que chaque problème posé au héros soit plus insurmontable que le précédent – car ainsi la solution n’en sera que plus extravagante et enthousiasmante, qu’il s’agisse de faire pousser des pommes de terre, bricoler un système de communication, détourner la mission de sauvetage, alléger une fusée. Comme celles d’un enfant dans sa chambre avec ses figurines la générosité et la créativité de Seul sur Mars sont sans limite. L’avalanche de malheurs devient opulence d’opportunités, sous l’effet de cet indécrottable optimisme candide américain qui n’est jamais aussi supportable qu’associé au plaisir enfantin de donner vie à des aventures échevelées, dont la progression suit une logique aussi sensée que saugrenue. En faisant de Seul sur Mars la notice suivie à la lettre d’un jeu géant (on explique dans le détail les déplacements et actions possibles, puis on les met en pratique), Scott colle à cette trajectoire avec une ingénuité communicative. La seule chose sur laquelle il se permet de tricher est la gestion du temps – et ce pour la bonne cause de l’entertainment.
En bon soldat du cinéma, auquel il est capable de sacrifier sans ciller tout le reste, Scott substitue au temps véritable de l’espace le temps le plus efficace pour la narration. Les durées incompressibles d’un voyage interplanétaire, de la transmission d’une communication, de la construction d’un système complexe sont effacées par les ellipses, annulées à coups de raccords gonflés. Ce qui importe est que rien ne freine l’adrénaline et le spectacle dont la fourniture à l’état pur, sans arrière-pensée, est la seule aspiration du script. On aimerait que ce tour de grand huit ne s’arrête jamais, et le mérite en revient pour beaucoup à Matt Damon. Le personnage de Watney est transparent comme doit l’être une figurine de jeu d’enfant (il n’existe littéralement qu’à travers les épreuves qu’il traverse) ; mais il faut alors un interprète possédant naturellement l’aura et le charme débonnaire qui vont nous faire nous attacher à lui malgré tout. Damon est probablement le seul héritier de Cary Grant de ce point de vue aujourd’hui, et cela fait de son Mark Watney le Roger Thornhill de notre temps. Il n’y a alors pas de surprise à voir leurs deux folles équipées s’achever sur le même geste : une main qui en rattrape une autre in extremis.
SEUL SUR MARS (Etats-Unis, 2015), un film de Ridley Scott avec Matt Damon, Jessica Chastain, Kristen Wiig, Kate Mara, Jeff Daniels. Durée : 142 minutes. Sortie en France le 21 octobre 2015.