Le beau minable homme des neiges de SNOW THERAPY
Quand menace une avalanche, finalement sans danger, Tomas fuit pour sauver sa peau, laissant plantés là sa femme et ses deux enfants. A partir de ces quelques secondes de lâcheté, le cinéaste suédois Ruben Ostlund décrédibilise la virilité, non pas d’un homme, mais de tous les hommes. Carré et précis dans sa mise en scène, Snow Therapy/Force majeure (son titre original, français) énonce en plus sa thèse avec un humour surprenant.
Play, dernier long de Ruben Ostlund avant Force Majeure, n’a pas eu l’honneur d’une distribution française, malgré sa sélection à la Quinzaine des Réalisateurs 2011. C’est dommage pour les cinéphiles et plus encore pour les polémistes, vu ce dont il était question : une bande d’adolescents noirs qui dépouillait des petits blancs, sans les violenter. L’histoire s’inspirait d’une série de faits divers survenus à Göteborg. Délicate à manier, idéologiquement parlant, elle ne posait pas seulement problème parce qu’elle opposait des Blancs à des Noirs et donnait le mauvais rôle aux seconds, mais parce qu’elle montrait dans quelle mesure une victime est complice de son bourreau. Ostlund est comme ça : il cherche à dégager ce qui unit les opposés, en mettant en scène – finement, brillamment – comme s’il dirigeait une expérience sociologique ou anthropologique.
Force majeure est donc un film scientifique. Élément 1 : Tomas, un suédois, père de famille, en vacances aux sports d’hiver. Élément 2 : Ebba, son épouse. Mettez les, avec leurs deux enfants, en face d’une avalanche finalement plus impressionnante que grave, et regardez ce qu’il se passe : le père fuit, en prenant soin de s’emparer de son téléphone et de ses gants, mais en laissant sa femme et ses deux enfants sur place. Le tout se déroule dans les Alpes françaises, et c’est tant mieux, le vertige se révélant aussi physique que psychologique. En une poignée de secondes, la confiance de la femme en son homme se brise et jamais elle ne pourra être rétablie. Plus fort, c’est le concept même de la confiance des compagnes dans leurs compagnons et de celle des hommes en eux-mêmes qui est anéanti, parce que se pose aux personnages et aux spectateurs la même question : et moi, qu’aurais-je fait en pareilles circonstances ? Le problème colossal posé par Force majeure est de condamner cette question à rester sans réponse. A moins de soumettre chaque mâle à une avalanche, nul ne peut savoir ce qu’il a dans les tripes, la réaction tenant du réflexe le plus insoupçonné.
Tomas est aux hommes ce que le mouton noir est au troupeau, l’individu qui discrédite ses congénères simplement parce qu’il existe, insinuant cette horrible potentialité : tous ceux de son espèce sont des lâches.
La détresse qui en résulte est terrible. Elle se trouve renforcée par un décor étonnamment guerrier (en plus d’être enneigé, ce qui ne manque pas de piquant pour montrer un effet boule de neige). Des explosions au loin pour déclencher les avalanches et sécuriser les pistes, des véhicules proches de chars d’assaut pour damer la poudreuse, un drone au-dessus des toits, la nuit : tout l’environnement est martial, comme si nous étions en plein conflit ou qu’une bataille se déroulait non loin. L’endroit est viril par essence, jusqu’à la caricature, susceptible d’exciter l’instinct protecteur ou guerrier des mâles. L’écart entre l’attitude de Tomas et ce que des millénaires de rapports hommes-femmes ont forgé comme attentes en devient encore plus sidérant. L’astuce d’Ostlund consiste à rendre comique cette sidération, généralement en s’attardant sur la réaction de l’entourage des héros. Pas de bouffonnerie, juste une ironie qui en agacera certains, mais qui a le mérite de rendre plus digeste le symbolisme appuyé du film (brouillard = perte de repères ; détonations au loin = tensions ; cri primal poussé entre hommes = reconquête de virilité ; etc.).
Par deux fois, Ebba prend successivement à témoin deux couples d’amis et transforme un dîner puis un apéritif en tribunal du peuple. Un tribunal du peuple faussé, où juge et parti se confondent. Mats, le grand roux barbu, le viking, a beau être consterné par ce qu’a fait Tomas, il n’a pas d’autre choix que de lui trouver des circonstances atténuantes et de jouer les avocats. Pourquoi ? Par solidarité masculine ? Non. Parce que Tomas est aux hommes ce que le mouton noir est au troupeau, l’individu qui discrédite ses congénères simplement parce qu’il existe, insinuant ainsi cette horrible potentialité : tous ceux de son espèce sont des lâches. Pour un homme, reconnaître la faute de Tomas revient à reconnaître que s’il a fait ce qu’il a fait, alors n’importe quel homme peut faire de même (et la compagne de Mats ne se prive pas de le faire remarquer à son amant). Ostlund n’est pas misandre, ni féministe. Il ne propose d’ailleurs pas d’alternative à un monde sans hommes intrinsèquement braves ou protecteurs. C’est peut-être dommage d’ailleurs, voire vaguement macho : les hommes, les vrais, sont devenus un mythe, mais les femmes ne prennent pas pour autant leurs places. La virilité évanouie, la famille se retrouve bancale, au moins provisoirement (l’ultime séquence est très claire à ce sujet).
Dans Real Humans comme dans Force majeure, il suffit d’un bouton de contrôle, sur le corps ou sur un téléphone, pour couper l’afflux de testostérone et rendre le mâle plus inoffensif qu’un bébé.
Sadique, mais toujours drôle, Force majeure insiste sur le malaise provoqué par les aveux publics répétés d’Ebba et sur le rabougrissement progressif de Tomas, du déni jusqu’à la confrontation, tristement minable. L’œil du spectateur a pu remarquer l’incrustation utilisée lors du très beau plan-séquence de l’avalanche, au début du film. Ce trucage pas totalement invisible lui a prouvé à quel point le danger était artificiel, et le réflexe de Tomas, idiot. Il devient encore plus bête lorsqu’Ebba montre l’enregistrement de la fuite sur l’iPhone de son mari, qui filmait l’avalanche, et que – suppose-t-on, car nous ne voyons pas l’écran du smartphone – la grande vague blanche se réduit à une grosse bouillie de pixels, inoffensive. Par un heureux choix de casting, l’homme humilié à répétition est interprété par Johannes Bah Kuhnke. Les spectateurs de la série Real Humans, diffusée sur Arte, le connaissent pour son rôle d’androïde doux et prévenant, amant d’une femme préférant le rebooter plutôt que d’avoir à endurer son comportement de plus en plus machiste.
Dans Real Humans comme dans Force majeure, il suffit d’un bouton de contrôle, sur le corps ou sur un téléphone, pour couper l’afflux de testostérone et rendre le mâle plus inoffensif qu’un bébé. Le comble : le viking Mats est lui interprété par Kristofer Hivju, acteur norvégien dont la grande barbe rousse prend la neige d’au-delà du Mur dans la série Game of Thrones. Un archétype de virilité, utilisé comme tel à la télévision, mis en déroute par la débâcle d’un seul des siens ; c’est encore plus savoureux. Affronter des zombies est une chose, des femmes en est une autre. Il y avait bien une guerre dans la station de ski. Elle opposait les mâles aux femelles. Les premiers ont perdu mais, l’exode à pied du champ de bataille à la toute fin le montre, les secondes n’ont rien eu à y gagner.
Lisez ici notre entretien avec Ruben Östlund.
FORCE MAJEURE (Turist, Suède, France, Danemark, Norvège, 2014), un film de Ruben Ostlund, avec Johannes Bah Kuhnke, Lisa Loven Kongsli, Kristofer Hivju, Fanni Metelius. Durée : 118 minutes. Sortie en France indéterminée.