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Le passé, le présent et le futur d’une famille chinoise disloquée aussi bien par ses conflits internes que par les mutations de son pays : avec Au-delà des montagnes, Jia Zhangke fait son cinéma d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Un film grandiose venu du futur, qui a sûrement déjà reçu la Palme d’Or 2025 dans une dimension parallèle.
Mieux que le film d’anticipation : le messager de l’avenir. C’est un sentiment que procure encore Southland Tales, même si le film de Richard Kelly et le dernier long de Jia Zhangke n’ont pas grand-chose en commun : celui de regarder non pas une œuvre d’aujourd’hui imaginant ce que sera demain, mais une œuvre de demain transmise à notre présent, un témoignage plutôt qu’une hypothèse.
Au-delà des montagnes compte trois grands actes situés à trois époques. En 1999, une Chinoise (Zhao Tao) hésite entre deux hommes – un riche et un pauvre pour schématiser – et choisit le premier (que se serait-il passé si elle avait opté pour l’autre ? On y pense parfois pendant la suite). En 2014, elle est divorcée et revoit son jeune fils en de tristes circonstances. Et en 2025, l’enfant est devenu un jeune homme incapable de se rappeler de ses origines. Le point commun avec Three Times, dans lequel le couple Shu Qi-Chang Chen se formait à trois époques différentes, tient au fait que Jia adapte lui aussi l’esthétique au propos. En plus fort. Hou Hsiao-hsien s’en tenait au maniérisme : l’histoire la plus ancienne était tournée comme un film muet, celle des années 1960 comme un film des années 1960 et la partie contemporaine comme un film contemporain.
Non seulement Jia Zhangke s’en tient à son cinéma à lui, mais il décale en plus la matrice vers la droite de la frise chronologique. Ça veut dire qu’il tourne ses segments à sa manière à lui, que la partie de 1999 ressemble à un film de Jia des années 1990, celle de 2014 à un film de Jia d’aujourd’hui, et celle de 2025… à un film qu’il tournera dans dix ans. Ce geste nous semble inédit, davantage en tous cas que l’agrandissement de l’image qui l’accompagne et qui a peut-être été inspiré par Mommy (Jia faisait partie du jury qui a récompensé Xavier Dolan à Cannes 2014). Le cinéaste n’imagine pas uniquement le futur : il imagine le futur de son cinéma.
Cet effort esthétique dingue appuie le propos de Au-delà des montagnes, film sur les changements irrémédiables liés au passage du temps et sur l’impossibilité pour tout Homme de rester le même. L’éloignement, de soi et des autres, prend en plus l’ampleur d’une dérive continentale, avec le départ du fils en Australie, ajoutant aux destinées personnelles une trajectoire nationale valable pour la Chine mais pas exclusivement, même si les mutations sont encore plus visibles dans ce pays (rétrocession de Hong-Kong, déploiement de l’économie de marché, etc.).
Dans Au-delà des montagnes, l’incompréhension entre un père et son fils passe carrément par une différence de langue. Ils sont liés par le sang et pourtant incapables de communiquer, parce que le père continue de parler un mandarin que le fils a remplacé par l’anglais. Pour eux, Google Translate n’est plus un simple outil, mais un indispensable conciliateur. On sait où est passé l’immeuble qui décollait à la fin de Still Life : déconnecté du sol, inondé de lumière et cerné par le bleu de l’océan, leur appartement ressemble à une version plus proche du sol de la cité utopique d’Elysium, puisque les riches de 2024 ne touchent littéralement plus terre, vainqueurs des ouvriers (on ne sera pas fixé sur le sort du mineur que Tao n’a pas choisi), de l’altitude (tout ce qui monte dans le ciel retombe – un avion se crashe devant l’héroïne, le vol disparu de la Malaysian Airlines est évoqué plusieurs fois – sauf eux), des ennemis (j’ai la liberté d’avoir des armes, déclare le père, mais pas d’adversaires sur qui m’en servir) et de la famille. Cette dernière n’est plus un acquis, elle n’est plus un gage immuable de stabilité, de la même manière que la patrie perd son sens. On peut ne plus avoir de mère, ce que pense visiblement le fils de Tao, s’entêtant à dire qu’il est un bébé-éprouvette. Mondialisation oblige, la recomposition familiale fonctionne à la manière d’un reset. Le divorce sépare les géniteurs de plusieurs milliers de kilomètres et déracine la progéniture.
Prénommé Dollar par son ambitieux de père, le fils de Tao est un homme du futur parce qu’il a poussé hors-sol. Au-delà des montagnes ne cède pas au passéisme pourtant. Observateur futur de notre présent, sachant mieux que nous ce qu’il va advenir parce qu’il l’a déjà vécu, il fait mine de suivre le fil des événements, à la manière d’un film d’époque. Il se préserve d’un surcroît de noirceur grâce à la modestie de ses référents immuables : les raviolis (Jia le dit dans le dossier de presse : on les a fait, on les fait et on les fera toujours de la même manière), le prénom de la mère auquel l’océan entourant le fils fait écho, et la chanson en général. Cette mélodie cantonnaise, par exemple, que jadis écoutèrent ensemble l’enfant et sa maman, reliés physiquement par la même paire d’écouteurs (il y aura une étude à faire sur la manière dont les produits Apple connectent les personnages), qui résonnent dans l’avenir, et Go West. Avec le temps, le tube techno des Pet Shop Boys passera de chanson pour une chorégraphie collective, à une ritournelle utilisée pour une séance de tai chi. Si ce n’était pas dit par un visiteur du futur, on n’y croirait pas.
AU-DELÀ DES MONTAGNES (Shan He Gu Ren, Chine, Japon, France, 2015), un film de Jia Zhangke, avec Zhao Tao, Zhang Yi, Liang Jingdong, Sylvia Chang, Dong Zijang. Durée : 131 minutes. Sortie en France le 23 décembre 2015.