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Présenté dès l’annonce de la sélection comme le choc de Cannes 2015, Le fils de Saul repose sur un parti-pris susceptible de provoquer des remous. Le spectateur se retrouve en effet dans la peau d’un membre d’un sonderkommando, donc d’un Juif forcé de servir de main-d’oeuvre au coeur des camps de la mort… La Shoah à la première personne, est-ce une proposition de cinéma soutenable ?
Réalisateur inconnu venant d’Europe de l’Est, film d’action rivé au corps de son héros ordinaire risquant sa vie à chaque instant : Le fils de Saul a déjà beaucoup en commun avec 4 mois, 3 semaines, 2 jours, même si la Palme ne sera pas forcément au bout pour lui aussi. Ce qui distingue le film hongrois de son prédécesseur roumain, c’est que le cauchemar dans lequel il plonge son héros (et donc son spectateur, collé au premier) est encore pire, le pire de tous : la Shoah, en son cœur monstrueux que furent les camps d’extermination. Le réalisateur Laszlo Nemes est jeune (trente-huit ans), il est donc en situation – voire en droit – de proposer un regard sur ce sujet et un geste qui soient modernes et transgressifs. Il y a vingt ans, La liste de Schindler opérait une première transgression en faisant de la Shoah un thème de blockbuster. Une génération plus tard, Le fils de Saul déclenche une nouvelle rupture, en retirant au public le statut qui lui était habituellement donné de témoin extérieur, à la fois protégé et respectueux, et l’installe dans une position de participant à l’action, contraint et embrigadé.
C’est La liste de Schindler pour le fond et Stalag 17 sur la forme, mais mis à jour avec la façon de concevoir aujourd’hui le rapport du spectateur à l’action et au protagoniste. Stalag 17 suivait un groupe de prisonniers de guerre, et la caméra de Billy Wilder restait extérieure à ce groupe : c’était par la voix-off et le casting d’acteurs célèbres, donc familiers, que le rapprochement entre eux et nous s’opérait. Dans Le fils de Saul, un « lui » unique remplace le « eux » uni et le point de vue du film se confond avec celui de ce personnage sorti du lot. Quand le film établit ces règles, dès ses premières minutes, aucune d’elles ne nous désarçonne vraiment. Le resserrement des récits autour d’une figure unique est aujourd’hui la norme, des témoignages aux reality shows de la télévision, en passant par les jeux vidéo à la première personne. Les jeux vidéo ont en plus essaimé leurs manières de montrer ce que l’avatar du joueur éprouve : vue subjective, ou vue juste derrière le personnage, par-dessus son épaule. Nemes privilégie la seconde, avec quelques passages à la première lorsque d’autres que Saul accomplissent des actions plus importantes que les siennes.
Le choc initial du Fils de Saul vient de l’application de ces procédés courants à un sujet d’exception, qui donne l’impression de se retrouver face à (ou plutôt plongé dans) un mélange de « Vis ma vie au camp de la mort » et de « The last of Us : Sonderkommando ». Le premier plan-séquence – l’un des plus spectaculaires – fait même craindre une sorte d’attraction Disneyland ; le chaos de l’action et le mixage sonore faisant le même effet que si des vérins hydrauliques actionnaient nos sièges. Heureusement, Nemes n’emprunte ni la voie du spectacle pour le spectacle, ni celle du voyeurisme sordide. Le voisinage qu’il se choisit reste celui du jeu vidéo. Cela vaut pour sa mise en scène, comme pour son utilisation du son comme relais important du hors-champ. Les codes de la structure narrative du Fils de Saul ne sont pas en reste : découpage par niveaux à explorer de fond en comble ; missions explicites à accomplir (récupérer un objet, trouver une personne, se sortir vivant d’une zone dangereuse) ; entourage formé de PNJ (personnages non joueurs) qui vous rappellent à l’ordre lorsqu’ils vous surprennent en train de faire autre chose que ladite mission, sur le ton du conseil ou de l’injonction.
Ces dernières années, le jeu vidéo a passé un cap dans son évolution vers l’âge adulte. On a évoqué The last of Us, mais on pourrait convoquer The Walking Dead, l’adaptation en épisodes ludiques de la série TV, pour le parcours semé d’embûches davantage morales que physiques qu’il impose au joueur. Le fils de Saul se rapproche du jeu vidéo The Walking Dead par le caractère interdit, et a priori inacceptable, des actions présentées au public. Les missions de Saul consistent à fouiller les vêtements des déportés envoyés à la chambre à gaz, à en ressortir leurs dépouilles, à jeter dans la rivière les cendres issues des fours crématoires. Mais la transgression de Nemes n’est pas aveugle ; le cinéaste finissant toujours par reposer des barrières un peu plus loin que celles qu’il fait sauter. Le rôle de sonderkommando tenu par Saul fait de lui l’engrenage insignifiant d’une plus grande machine. L’horreur de celle-ci se cantonne à lisière de son champ d’action, donc de notre champ de vision. C’est une astuce de petit malin pour Nemes (j’approche ma main de la flamme mais je la retire aussitôt), mais elle contribue à fixer de réelles limites éthiques.
Dans The Walking Dead, les clics en appellent à notre conscience, pas simplement à l’habileté de nos doigts, par exemple quand on décide d’achever quelqu’un, d’abréger les souffrances de l’autre afin de sauver sa propre peau. L’obligation physique – continuer à cliquer jusqu’à exécution de notre décision – ne se départit jamais d’une dimension morale. Il en va de même dans Le fils de Saul pour ce que l’on voit et expérimente avec son héros. Cela fait du film un peu plus qu’une démonstration (éclatante) de maîtrise et de talent. Il est parfois trop contrôlé, comme sur les rails d’un train fantôme finalement, mais il a l’intelligence de ne pas considérer sa différence comme une supériorité, de ne pas chercher à remplacer les œuvres existantes sur la Shoah. Le fils de Saul est une proposition complémentaire, contemporaine, qui réclame à ses spectateurs d’avoir vu ses prédécesseurs sur le même sujet pour être totalement comprise.
LE FILS DE SAUL (Saul Fia, Hongrie, 2015), un film de Laszlo Nemes, avec Geza Röhrig, Molnar Levente, Urs Rechn. Durée : 107 minutes. Sortie en France le 4 novembre 2015.