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Alors que la Guerre Froide est en pleine escalade vers son point limite (construction du Mur de Berlin en cours, crise des missiles au coin de la rue), un avocat se voit chargé de défendre un espion russe au cours d’un procès joué d’avance, puis d’organiser son échange avec un pilote américain capturé par l’URSS. Cette trame d’espionnage vintage n’est pour Spielberg qu’un socle, sur lequel il compose la digne – à tous les sens du terme – suite de Lincoln ; soit une nouvelle affirmation déterminée des valeurs et des fondamentaux de la démocratie, affirmation que les événements tragiques de ces dernières semaines rendent encore plus actuelle.
La seule défense valide de la démocratie ne passe jamais par moins, mais par plus de démocratie. C’était le sens de la déclaration du Premier Ministre norvégien à la suite des attentats commis par Anders Breivik (« Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture, plus de tolérance ») ; c’est la conviction dont Steven Spielberg se fait le héraut dans ses deux derniers films, qui forment un diptyque (en attendant un troisième volet sur le Patriot Act ?) lumineux sur l’évidence impérative de l’idéal démocratique, et de son application contre vents et marées. Ce credo qui porte le geste du réalisateur est si fort qu’il renverse le calibrage du cinéma de genre : Lincoln n’avait rien à voir avec le tout-venant du biopic, et Le pont des espions ne sacrifie aux obligations du film d’espionnage que le temps de sa première séquence, enchaînant filature dans le métro, récupération d’un message codé, et fouille d’un appartement. L’excellence tranquille de la mise en scène de Spielberg (la lisibilité lumineuse du découpage, l’énergie qui naît des choix de cadrage et de mouvement de caméra) confère à cette introduction une virtuosité délicieuse, et installe sans forcer le film bien au-dessus de la mêlée.
Par la suite, et sans jamais se départir de ce mélange d’élégance et d’efficacité dans sa réalisation, Spielberg se place en retrait, derrière un récit et un propos qu’il veut le plus limpides, simples et sans fioritures que possible. Comme il le faisait dans Lincoln et comme tous les maîtres, de Ford à Eastwood, l’ont fait à l’approche de la fin de leur carrière. Le héros du Pont des espions, James Donovan (avocat comme Lincoln), fait son entrée lorsque les États-Unis décident que l’espion russe arrêté dans la première séquence aura droit à un procès – ou en tout cas un semblant de. Le pays veut projeter au monde l’apparence de la démocratie, sa reconstitution soignée comme dans une production hollywoodienne, et le seul à ne pas se satisfaire du décor en carton-pâte est Donovan. Lui seul fait son travail avec intégrité en cherchant à faire valoir, jusqu’à la Cour Suprême, les droits que les lois américaines accordent à son client ; en ne se défaussant pas de l’état de droit au prétexte d’une situation d’exception. Au cours de ce premier acte Tom Hanks est l’héritier moral d’Henry Fonda dans 12 hommes en colère, de Gregory Peck dans Du silence et des ombres – deux films réalisés à l’époque où se déroule l’action du Pont des espions, et dont Spielberg reprend à son compte la clarté de la narration et l’importance des enjeux, pour la collectivité humaine plus encore que pour la seule dramaturgie du film.
La seconde partie du Pont des espions envoie Donovan loin du cocon des salles d’audience, littéralement sur la ligne de front : à Berlin, où l’avocat devient émissaire faisant la navette de part et d’autre du Mur, entre les secteurs Ouest et Est, pour rendre possible un échange de prisonniers entre les deux camps. La théorie prononcée dans les prétoires laisse la place à la pratique sur le terrain. L’argument préféré des bellicistes est que le principe de réalité martiale prend alors le pas sur les belles intentions démocratiques ; Le pont des espions affirme résolument qu’il n’en va absolument pas de la sorte. La réussite de la mission que Donovan accomplit à Berlin repose entièrement sur les fondamentaux de la démocratie, qui sont autant de libertés : de parole, de mouvement, de faire vivre des opinions et positions minoritaires, de désobéissance civile aux ordres officiels. Se déploie ainsi devant nos yeux la démonstration par l’exemple de l’importance, et de la force, de ces valeurs que Donovan mettait en exergue dans sa plaidoirie devant la Cour Suprême et qui sont plus que des mots couchés sur le papier d’une Constitution ou d’une Déclaration. Au terme de cette démonstration, l’asymétrie de l’échange obtenu par Donovan – deux prisonniers récupérés, contre un seul de l’autre – a valeur de preuve mathématique de la supériorité de ses armes éthiques.
Derrière Donovan, en première ligne dans une bataille qui préfigure la crise des missiles de Cuba (il s’agit dans les deux situations d’empêcher l’irréparable), Spielberg et les frères Coen, coscénaristes du film, se chargent brillamment de l’intendance. Esthétiquement le film est d’une beauté rare, portée par la photographie de Janusz Kaminski qui atteint des sommets dans les avenues enneigées de Berlin et sur le pont du titre. L’écriture regorge de bons mots (le running gag de la réponse lapidaire « Would it help ? » de l’espion à Donovan qui s’étonne de son absence de peur ou de panique) et autres remarques aiguisées, et compose la partition d’une tension permanente que la réalisation se charge de mettre en musique avec la même verve. Équilibré à la perfection entre suspense et décontraction, ampleur et simplicité, Le pont des espions est une entreprise précieuse au service d’une cause qui l’est tout autant. Et prouve que Steven Spielberg vieillit décidemment très bien.
LE PONT DES ESPIONS (Bridge of spies, Etats-Unis, 2015), un film de Steven Spielberg avec Tom Hanks, Mark Rylance, Amy Ryan, Sebastian Koch. Durée : 132 minutes. Sortie en France le 2 décembre 2015.