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Prix du jury à Deauville et outsider des Oscars, Tangerine raconte l’odyssée nocturne et speed de deux prostitués transgenres, filmée et interprétée avec fougue, idéalement relayée par sa bande-son trap. Réalisateur indépendant culte aux Etats-Unis, méconnu en France, Sean Baker revient pour Accreds sur la genèse de son cinquième long-métrage et sur son indiscutable datation carbone 2015.
Comment avez-vous rencontré les deux actrices du film ?
On faisait du casting sauvage. Ce qui n’est pas facile car en abordant les gens dans les rues de Los Angeles, on passe soit pour quelqu’un de louche soit pour un flic. Cela ne donnait rien jusqu’à ce que l’on se rende dans un centre LGBT non loin de notre futur lieu de tournage (tout le film se déroule aux abords de Highand Avenue et Santa Monica Boulevard, ndlr). On est alors tombé sur Mya Taylor (Alexandra). Je l’ai repéré de loin, frappé par son charisme. On a discuté avec elle, elle était très enthousiaste. Deux semaines plus tard, elle m’a présenté Kiki Rodriguez (Sin-Dee), qui avait suivi des cours de théâtre au lycée. En les voyant ensemble, tout est devenu limpide, j’avais mes deux actrices.
Ne restait plus qu’à trouver une histoire…
Au départ, j’avais trois idées pour le film. La première, c’est que le récit allait se dérouler sur une seule journée, ce qui était pratique en termes de budget. La seconde, très vague, c’est qu’un personnage allait être à la recherche d’un autre, ou du moins que deux seraient réunis à la fin. Et la troisième, c’est que tous les personnages allaient converger in fine à Donut Time, repère bien connu de ce quartier de Los Angeles. Mya et Kiki m’ont ensuite apporté plein d’histoires, dont une anecdote à l’origine incertaine partagée par Kiki : celle d’une femme apprenant que son copain l’a trompée, et qui folle de rage part en chasse de la fille en question. Kiki a finalement avoué lors d’interviews que cette femme, c’était elle. J’ai senti que ça allait être le point de départ d’une grande aventure, et un postulat favorisant des questions identitaires.
Notamment parce que la fille avec laquelle a couché Chester (James Ransone), le copain de Sin-Dee, est une… Comment nomme-t-on d’ailleurs une femme qui n’est pas transgenre ? «Biologique» ?
Le terme approprié aujourd’hui est «cisgenre» («cisgender» en anglais). Mais en termes scientifiques, c’est «chromosomique» («chromosomal»), puisque l’on peut arguer que «biologiquement» la personne transgenre est née avec le sentiment de correspondre à une autre identité que celle qu’on lui a donnée. Ces derniers temps aux Etats-Unis, ces questions de terminologie sont devenues incroyablement sensibles. C’en est presque scandaleux. Beaucoup de gens en ligne, sur Facebook notamment, représentent ce que l’on appelle aujourd’hui la «police du politiquement correct» («PC Police»). Ils attendent la première occasion, le premier dérapage, le premier mot de travers, pour sauter sur leurs interlocuteurs. Ils vont coincer un internaute sur un mot spécifique plutôt que de prendre part à une action véritable pour défendre la même cause. Leur activisme se résume à brailler sur Facebook. Mais je m’écarte du sujet. Pour revenir au terme «cisgenre» et à Tangerine, j’ai participé à l’émission de radio «Fresh Air» de Terry Gross il y a quelques temps. A un moment, elle a utilisé le terme «femme biologique», alors je l’ai reprise poliment en lui suggérant «chromosomique». Suite à quoi je reçois des tweets enflammés : «Comment osez-vous dire cela ?! On dit «cisgenre» !». Je me retrouve alors à préciser que ma correction portait sur l’aspect scientifique de la question, pas sur la terminologie. C’est irritant, même si je comprends que cela soit sensible. Les mots peuvent blesser, et la politesse et le respect passent par une volonté de faire de notre mieux quand on s’exprime sur un sujet. Cependant, s’en prendre à quelqu’un parce qu’il n’est pas à jour sur le dernier terme en date, c’est dur. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a pas de commentaire audio sur le DVD ou le BluRay de Tangerine. Parce que l’on sait que d’ici cinq ans, telle ou telle chose dite aujourd’hui pourra être politiquement incorrecte.
L’idéal pour continuer d’évoquer la «police du politiquement correct» dont parle Sean Baker ci-dessus, c’est de visionner la série animée South Park. Ses créateurs Trey Parker et Matt Stone en ont fait le moteur et fil rouge de la 19ème saison en 2015.
Et donc… Pour Sin-Dee, le fait que Chester ait couché avec une femme cisgenre, cela a-t-il une importance particulière ?
Oui, absolument. Sin-Dee se sent particulièrement trahie par Chester pour une raison que l’on ne dévoile qu’à la fin du film. Il y a donc cette autre trahison qui s’ajoute à la tromperie initiale et, en plus de tout cela, elle apprend qu’il l’a trompée avec une femme cisgenre. Cela la blesse terriblement parce qu’à ses yeux Chester était l’une des rares personnes de son entourage à reconnaître son identité. S’il l’avait trompée avec une femme transgenre, elle aurait souffert de toute façon, mais la trahison se fait à un degré supplémentaire encore dans ce cas précis.
Peut-on établir un lien entre cette trahison et la scène où Razmik (Karren Karagulian) enrage quand il découvre que la prostituée qu’il vient de faire monter dans son taxi s’avère être une femme cisgenre ?
On a écrit cette scène pour jouer sur l’attente et sur la perception des choses éprouvées par les spectateurs. C’était presque un test. Pendant la première moitié du Tangerine, un spectateur qui se sent très étranger à l’univers du film ne peut probablement s’identifier qu’au personnage de Razmik. Donc le faire basculer dans l’esprit des gens par l’intermédiaire de cette scène, c’est quelque chose d’osé, et bien entendu d’intentionnel. Dans la plupart des projections du film auxquelles j’ai assisté, c’est pile à cet instant que des sièges claquent.
Vous avez mentionné l’envie initiale de faire un film dont l’intrigue se déroule en une journée seulement, et ici principalement en une nuit. Vous aviez des références en tête ?
Avant Tangerine, j’ai déjà fait deux autres films sur ce modèle : Four Letter Words et Take Out. Ce qu’il y a de fou, c’est qu’un film que j’adore et qui est construit de façon analogue, c’est La fille seule de Benoît Jacquot… qui n’est autre que le Président du jury de Deauville cette année (l’interview se déroule pendant le 41ème festival de Deauville où Tangerine est en compétition et qui en repartira avec le Prix du jury, ndlr). La fille seule était l’influence principale de mon précédent film, Starlet, et Benoît Jacquot une inspiration majeure pour mon cinéma pendant des années. Sinon, je pense aussi à Mystery Train de Jim Jarmusch. Mais il y en aurait encore beaucoup d’autres…
Mais au-delà de cela, pour sa mise en scène et son rythme, ce sont peut-être plus encore des films asiatiques auxquels Tangerine peut faire penser. Comme ceux de Brillante Mendoza (Serbis, Tirador) ou de Takashi Miike (Shinjuku Triad Society, The City of Lost Souls).
Le cinéma asiatique m’influence énormément. Il y a Takashi Miike, c’est sûr. Un autre cinéaste que j’aime particulièrement aujourd’hui, c’est Sono Sion. Mais ce n’est qu’après avoir tourné et monté Tangerine que mon amour pour lui a atteint son paroxysme, quand j’ai vu Why don’t you play in hell ?. C’est son meilleur, il faut absolument le voir. Tokyo Tribe, pas la peine, mais celui-ci c’est quelque chose. L’énergie est comparable à mon film, je pense. Mais comme je l’ai découvert après Tangerine, et que je n’ai donc pas pu être influencé, je me dis que ce type de découpage et de pulsation, c’est peut-être simplement dans l’air du temps.
Le film a été tourné avec un iPhone 5. En le regardant, on imagine forcément l’étape de post-production comme capitale…
On a beaucoup retravaillé l’image : boosté les couleurs, ajouté du grain, etc.. Un coloriste nous a même aidé à rendre aussi belles que possibles les images obtenues à l’iPhone.
De quoi déduire que le choix de cet appareil pour le tournage s’explique plus par un besoin de filmer à la volée. Était-ce le cas ?
Inconsciemment, je savais que ce serait un atout de tourner avec un iPhone pour filmer plus «discrètement». Mais la raison principale est liée à notre budget serré. Je n’avais pas le budget pour de la pellicule ou pour emprunter une belle caméra numérique. A l’époque, j’étais motivé parce que j’avais découvert l’existence d’un anamorphoseur pour iPhone, pour retrouver un format Scope. Mais une fois l’appareil en main, on lui a trouvé plein d’autres atouts. Tout était simple, on était très mobile, on pouvait l’emporter entre les prises et continuer de tourner de façon impromptue, par exemple. Et surtout, cela a complètement supprimé le facteur d’intimidation pour les deux comédiennes inexpérimentées.
Il y a une chose qui m’a perturbé face à Tangerine, c’est ce bébé en pleurs lors de la longue séquence finale…
En fait, même si l’on a fait plusieurs prises, le bébé ne pleure pas plus que ce que l’on voit à l’écran. A chaque fois qu’il est hors-champ ou que l’on voit en amorce Razmik qui le porte dans ses bras, en réalité l’enfant n’est pas du tout dans la scène. L’acteur qui joue Razmik a passé beaucoup de temps à seulement mimer les bras dans le vide qu’il portait le bébé…. car nous n’avions malheureusement même pas le budget pour acheter un poupon !
Entretien réalisé à Deauville le 8 septembre 2015.
Merci à Matthieu Rey pour la mise en relation avec Sean Baker.
TANGERINE (Etats-Unis, 2015), un film de Sean Baker avec Kitana Kiki Rodriguez, Mya Taylor, Karren Karagulian, James Ransone. Durée : 88 minutes. Sortie en France le 30 décembre 2015.