SUMMER / QUEEN OF EARTH : filles qui s’aiment, filles qui se détestent
Deux filles qui s’aiment, c’est un motif apparaissant régulièrement sur les écrans de cinéma, que le lituanien Summer décline dans une version tendre et gracieuse. Présenté lors de la même édition du Festival de Berlin, l’américain Queen of Earth s’est attaché à l’observation de la relation inverse : deux filles qui se détestent, en huis clos pour ne rien arranger à leur affaire.
Queen of Earth est réalisé par Alex Ross Perry, dont les deux longs-métrages précédents (The color wheel et Listen up Philip) étaient loin de convaincre autant. Perry atteint le premier point haut de sa filmographie en restreignant le cadre de son film, à un lieu unique, une semaine de récit, et deux personnages et demi – car entre les deux héroïnes Catherine et Virginia, réunies dans la maison de campagne de la seconde, s’incruste l’amant occasionnel de celle-ci, Rich. Catherine est venue passer une semaine chez Virginia après que son fiancé l’a quittée, alors qu’elle doit déjà se remettre du suicide de son père. Mais l’année précédente à la même époque, c’était au tour de Virginia de se trouver dans une période difficile, et le comportement de Catherine à son égard était alors déplorable, chose que les flashbacks nous apprennent d’entrée. Loin du rétablissement et de la complicité, l’atmosphère entre les deux femmes est donc immédiatement nocive. Elle l’est encore plus pour le spectateur par les choix de montage (ces raccords cruels entre les deux époques), et de mise en scène – les cadrages, la musique, le grain de la pellicule 16mm, tout est mis à contribution pour enfermer le film sous une chape de plomb.
Elisabeth Moss donne une interprétation mémorable, en particulier lors des deux longs monologues poussant Catherine au bord de la rupture
Perry marche ouvertement dans les pas du Roman Polanski de Répulsion, et offre à Elisabeth Moss (déjà présente dans Listen up Philip, et surtout connue pour Mad Men) un rôle aussi intense que celui de Catherine Deneuve en son temps. Moss saisit l’occasion et donne de ce personnage une interprétation mémorable, en particulier lors des deux longs monologues poussant Catherine au bord de la rupture. Perry les enregistre dans des plans-séquences qui apparaissent comme des évidences, tant la performance de Moss y est extraordinaire au point de se passer de tout ajout. Le premier voit Catherine ressasser le passé, le second tourne au déballage radical, façon tir de mortier, de tout ce que son âme souffrante reproche à Rich, représentant de la foule des gens ordinaires et fiers de l’être qui écrasent de ce fait les inadaptés (« You are the reason why depression exists »). Entre les deux scènes Catherine s’est enfoncée dans la folie dépressive et paranoïaque, par à-coups entre d’éphémères périodes d’apparente rémission.
Leur amitié passée est brisée, détraquée. Elle s’est transformée en sa négation, une haine implacable teintée d’incompréhension cruelle
Ce rythme oscillant, donc menaçant, est renforcé par le chapitrage par jours de l’histoire. Chaque journée commence avec une lueur d’espoir, d’apaisement, rapidement enrayée par un grain de sable réel ou fantasmé par Catherine. Le couvercle de sa psychose se referme sur elle, et tous les soirs la marmite explose, un peu plus fort à chaque fois. Perry filme ces va-et-vient psychologiques méthodiquement, sans affect (à aucun moment la pitié ou le dégoût ne pointent leur nez), en accordant une grande importance aux détails, parmi les objets, sur les visages. La démarche est pointilleuse, ne laisse rien échapper à sa vigilance et n’accorde aucun instant de répit aux personnages et au public. Elle aboutit ainsi à un thriller psychologique particulièrement réussi, envahi par la douleur perçante et constante qu’éprouvent les deux héroïnes. Leur amitié passée est brisée, détraquée. Elle s’est transformée en sa négation, une haine implacable teintée d’incompréhension cruelle. Catherine et Virginia savent ce qu’elles ont perdu, mais n’ont aucun moyen d’y changer quoi que ce soit.
C’est peut-être car elles sont encore au seuil de leur vie d’adultes que Sangailé et Auste, les héroïnes de Summer ont l’une pour l’autre des sentiments à l’opposé de ceux existant entre Catherine et Virginia – des émotions positives, non encore gâchées par l’expérience et les désillusions. Pour citer Virginia, Auste et Sangailé croient toujours « qu’il y a du bon chez les gens ». Cette croyance va leur permettre de se trouver et de s’aimer le temps d’un été, et de se construire et s’enrichir mutuellement. Le deuxième long-métrage de Alanté Kavaïté est une Vie d’Adèle en plus doux, plus simple. On est en terrain connu, mais filmé avec une flamme qui le rend comme neuf à nos yeux. Et à nos autres sens, car Summer est lui-même très sensible à ce qui le traverse. C’est un film d’été, lumineux, charnel, sensuel, dans les évidences – le soleil, les ébats sexuels – et de manière plus pénétrante car ces sensations se diffusent à travers toutes les composantes du film. Kavaïté développe des émotions complexes, des personnages riches, et aboutit à un résultat rare : un vrai « film de fille », dans le bon sens du terme. Tout dans le caractère des héroïnes et la manière de les accompagner est nourri par une sensibilité féminine qui n’est jamais girly cliché ou garçon manqué ; qui sonne juste.
QUEEN OF EARTH (USA, 2015), un film de Alex Ross Perry, avec Elisabeth Moss, Katherine Waterston, Patrick Fugit. Durée : 90 minutes. Sortie en France le 9 septembre 2015.
SANGAILÉ (Lituanie, France, 2015), un film de Alanté Kavaïté, avec Julija Steponaityté, Aisté Dirziuté, Juraté Sodyté, Martinas Budraitis. Durée : 88 minutes. Sortie en France le 29 juillet 2015.