CAROL n’est pas un film de laveur de carreaux, mais un nouveau TOY STORY

Dans les années 1950, à New-York, une vendeuse et une femme sur le point de divorcer tombent amoureuses l’une de l’autre : Todd Haynes fait une infidélité à Douglas Sirk, son modèle pour Loin du paradis, et signe un mélodrame que ne renierait pas John Lasseter, avec Rooney Mara en équivalent de Woody le cowboy et Cate Blanchett dans le rôle de son propriétaire Andy.

Le gimmick qui plait le plus aux sélectionneurs de la Berlinale, c’est ce moment où un personnage est filmé derrière une vitre et qu’il a les yeux dans le vague. On peut voir le reflet du paysage sur le visage, paysages intérieur/extérieur, champ et contrechamp dans le même plan, transparence de l’être rendu ainsi fantômatique, etc. : on la garde coco, c’est dans la boîte ! En 2015, on a vu tellement de regards lointains sous vitrine que l’un de nous à Accréds – le plus méchant – a parlé de cinéma de laveur de carreaux. Au lieu de donner de la profondeur (spatiale, psychologique), la vitre aplatit, fait obstacle et le surcadrage provoqué par cet écran dans l’écran transforme les plans en aquariums.

Des vitres il y en a dans Carol, mais pas d’aquariums. Fenêtre, pare-brise, tout ce que vous voulez : les femmes que filme Todd Haynes n’ouvrent pas la bouche telles des poissons, elles sont sous verre car elles vivent dans une prison de verre dont les gardiens sont les hommes en général (l’aboiement du mec qui reconnaît l’une d’elles dans la première scène du film sonne comme le rappel à l’ordre d’un surveillant pénitentiaire). Carol a heureusement la finesse ne pas s’en tenir à cette banale opposition des genres (et d’avoir en plus une force plastique impressionnante qui s’inspire des peintures d’Edward Hopper plutôt que de les refaire grossièrement comme Wim Wenders). Une histoire de femme qui s’affranchit des mâles, c’est bien, une histoire de femme qui s’affranchit des hommes autant que des autres femmes, c’est mieux.

Thérèse est du côté des poupées alors que Carol regarde un train miniature, du côté des filles quand l’autre observe un truc de garçon, et toutes deux vont parler de trains et de poupées comme on parlait d’huîtres et d’escargots dans Spartacus.

Le programme de Carol est là, même si le film a la malice de porter le nom du personnage de Cate Blanchett et non celui joué par Rooney Mara, Thérèse. Peut-être parce qu’il savait que c’était déjà pris par Alain Cavalier ou parce qu’il avait peur de donner une couleur européenne ou catholique à son long-métrage, Todd Haynes choisit de focaliser notre attention première sur Carol, épouse en instance de divorce, mère menacée de ne plus voir sa fille si elle continue à se comporter en lesbienne. Elle guide Thérèse et fera son éducation sentimentale, comme on peut s’y attendre, mais avec une bienveillance toute relative, ça on s’y attend moins. La rencontre entre les deux se fait au rayon jouets du grand magasin new-yorkais où Thérèse travaille comme vendeuse. Thérèse est du côté des poupées alors que Carol regarde un train miniature, du côté des filles quand l’autre observe un truc de garçon, et toutes deux vont parler de trains et de poupées comme on parlait d’huîtres et d’escargots dans Spartacus. Amusant mais anecdotique. Plus pertinent : Thérèse est avec les poupées en vitrine parce que Carol la voit ainsi. Elle est venue en acheter une pour sa fille et à la place, c’est elle qui s’en offre une, grandeur nature, avec laquelle elle va jouer. Ca marche parfaitement grâce à la présence robotique de Rooney Mara et son regard de Réplicant échappé de Blade Runner, à la fois Audrey Hepburn et extraterrestre façon Under the Skin (« tu es tombée du ciel » lui répète Carol). Plus tard, Todd Haynes n’omettra pas la scène d’essayage de parfum et de maquillage, menée par Carol, toute heureuse de pouponner…

La petite fille qu’elle est en train de perdre, elle la remplace par une jeune femme, encore mieux car elle est amante en plus d’être progéniture. Pervers, d’autant plus que Carol s’entête déjà à appeler tante Abby celle qui fut sa maîtresse. Intéressant, pour le rapport de classe ainsi esquissé, faisant de Carol un double féminin de l’homme qui domine grâce à l’argent qu’il ramène au foyer. Le film est donc retors. Il met en scène une femme tentant de s’extraire de la prison de verre où la société masculine l’a enfermée, et une autre d’abord sortir de la vitrine où elle attendait d’être choisie, avant d’échapper aux mains de sa nouvelle propriétaire. Carol s’apparente à un Toy Story dans lequel Andy et sa poupée Woody seraient remplacés par deux femmes amoureuses. A l’instar de Toy Story, Carol aime Thérèse, mais conçoit visiblement l’amour comme une possession (nouvel élément dans la réflexion de Cannes 2015 autour de la définition de l’amour). C’est pour ça qu’elle veut garder sa petite fille avec elle : il faut tenir l’autre dans ses mains pour aimer et être aimé. La profondeur psychologique du film de Todd Haynes tient à la mise bout à bout des cheminements de ses héroïnes : l’une doit cesser de penser comme un homme et comprendre que propriété n’est pas gage de sentiment ; l’autre doit s’assumer en tant qu’individu et prendre conscience qu’elle ne doit dépendre de personne. Andy et Woody l’ont fait à la fin de Toy Story 3. Pour un film au mois, Todd Haynes aura délaissé Douglas Sirk pour lui préférer John Lasseter.

CAROL (Etats-Unis, 2015), un film de Todd Haynes, avec Cate Blanchett, Rooney Mara, Kyle Chandler, Sarah Paulson. Durée : 118 minutes. Sortie en France le 13 janvier 2016.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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