THE LOBSTER : l’amour est un loup pour l’homme. Ou un homard.

Veuf dans un monde où le célibat est criminel, un homme doit passer 45 jours dans un hôtel spécial afin de trouver une nouvelle âme sœur ou il sera transformé dans l’animal de son choix : ce pitch déjà brillant, Yorgos Lanthimos le dépasse et transcende les thèmes de ses précédents longs, Canine et Alps. The Lobster, son 1er film hors de Grèce, en anglais et au casting international, témoigne de la nouvelle envergure prise par son auteur.

 

Les lecteurs de 1984 comme les spectateurs du film de Michael Radford s’en rappellent forcément. Pris en flagrant délit d’amour avec Julia, Winston Smith, le héros, est mis au supplice face à sa pire phobie : les rats. Lorsque les bêtes s’apprêtent à lui dévorer les yeux, il abjure son amour, implorant qu’on fasse subir cette torture à Julia plutôt qu’à lui. C’est gagné pour Big Brother : pire que de supprimer l’objet de l’amour, c’est l’amour pour cet objet qu’il a fait disparaître… The Lobster ravive le souvenir de l’œuvre de George Orwell, non seulement parce qu’il applique à la vie conjugale un principe totalitaire semblable (vivez en couple ou disparaissez : on dirait Meetic contrôlé par Big Brother) et qu’il contient une scène semblable à celle décrite en introduction, mais surtout parce qu’il y est beaucoup question d’animaux et d’yeux. Son protagoniste (Colin Farrell) est veuf. Et myope. Ce détail va progressivement cesser d’en être un car l’amour, dans le cinéma de Lanthimos, implique toujours du flou. On aimerait d’ailleurs que l’homme soit devenu myope suite à la mort de son épouse, mais rien ne permet d’étayer cette hypothèse, sauf de savoir que dans Alps, les personnes endeuillées se contentaient de clones très approximatifs des défunts, comme si la peine avait fait baisser leur vue (sans parler des nombreuses images floues en partie, au point qu’on se demandait si nous n’étions pas au milieu de grands bigleux esseulés).

Dans The Lobster, un poney n’est pas juste un poney mais un homme ou une femme plus seul(e) que les autres

 

Notre myope, donc, fait un séjour forcé dans un grand hôtel à l’écart de la ville, enfermé là avec d’autres célibataires dans un but : trouver une nouvelle âme sœur avant 45 jours, sous peine d’être transformé en l’animal de son choix. Au cas où il échouerait, il opte pour le homard – d’où le titre – parce que selon lui ce crustacé vit cent ans et peut procréer durant toute son existence. L’homme ne remarque pas que cet animal n’est pas connu pour ses grands yeux… Peu importe : il n’y a pas le rat de 1984, c’est vrai, mais bien l’idée que la bête et le spectre de la cécité accompagnent la fin de l’amour. Amour conjugal exclusivement, car le protagoniste de The Lobster continuer d’aimer son frère, même si celui-ci est maintenant un chien. Cette règle préserve le film d’un horizon zoophile qui serait vite devenu une impasse dramatique – voir Rachel Weisz serrer un homard contre elle, ça n’aurait pas fait rire longtemps – en basant le distinguo entre l’humain et l’animal sur autre chose que la génétique ou la notion d’espèce.

Léa Seydoux dans THE LOBSTERDans The Lobster, un poney n’est pas juste un poney mais un homme ou une femme plus seul(e) que les autres (« Tous les célibataires veulent devenir des chiens, c’est pour ça qu’on en voit partout » explique la directrice de l’hôtel). Lanthimos ne se revendique pas écologiste ou partisan de la cause animale. Il s’agit d’abord pour lui d’un moyen de jouer sur sa principale force : nous faire envisager la réalité de manière différente et excitante. Chacun de ses films est un jeu dont il faut découvrir les règles en cours de partie. La différence entre The Lobster et ses longs-métrages précédents tient au nombre de parties à jouer, au nombre de deux, au moins, alors qu’elles étaient uniques auparavant.

Le pitch ne résume qu’un morceau du film, avant que ce dernier ne s’étende toujours plus, de manière aussi surprenante que si on voyait un joueur de dés enchaîner les doubles six. Déjà réchauffé stylistiquement (durée des plans raccourcies, moins de décadrages, davantage d’explications grâce à la directrice de l’hôtel qui détaille la raison d’être de son établissement), le cinéma de Lanthimos charrie davantage d’émotions, plus diverses, provoquant autant de rires francs que de brefs effrois, inspirant une grande empathie pour son héros (notamment lors d’une scène où Colin Farrell, persécuté par une sociopathe avec laquelle il tente de s’accoupler, n’arrive plus à se comporter comme le robot indifférent qu’il voulait être), jusqu’à une ultime scène tragique dont le mystère est si parfait que toutes les manières de la comprendre sont aussi valables et fortes les unes que les autres. Cela grâce à la complexité qui précède, moins narrative que sentimentale, car ce qui guide The Lobster tient à la difficulté à cerner les limites de l’amour, son début et sa fin.

« Tu es myope comme moi ? Tu m’intéresses. Si tu saignes du nez régulièrement et pas moi, pour toi, je me taperais la tête sur un coin de table jusqu’à être comme toi ». Et concernant ce cas de mimétisme forcé, est-ce une preuve d’amour ou rien qu’un mensonge ?

 

La binarité de son monde n’est pas qu’un prétexte au rire absurde (grande scène, encore une, à l’arrivée de Colin Farrell à l’hôtel, qui réfléchit longuement quand on lui demande de choisir seulement entre hétérosexualité et homosexualité, sans troisième voie possible). Elle reflète celle de l’amour : soit on aime une personne, soit on ne l’aime pas. Il n’y a pas d’entre-deux dans The Lobster, tout comme il n’y a pas de demi pointure pour les chaussures des nouveaux arrivants dans l’hôtel, tout comme les solitaires, les « Loners » qui se regroupent dans les bois ne représentent pas une utopie mais l’exacte inverse de leurs adversaires. Et le paradoxe de cette inflexibilité est qu’elle n’est pas soumise à un principe rationnel, un programme, une routine, alors qu’elle devrait impliquée, de fait, une règle. L’amour est éteint ou allumé, nous n’avons simplement pas d’emprise sur l’interrupteur. Le seul élément s’en rapprochant est le « match », la coïncidence entre les profils, principe exporté des sites de rencontres et appliqué dans le film à la vie en société. Un principe narcissique, comme l’a supposé Rachel Weisz lors de la conférence de presse du film à Cannes. Nous ne chercherions que nous mêmes dans l’autre.

John C. Reilly, Ben Wishaw et Colin Farrell dans THE LOBSTER« Tu es myope comme moi ? Tu m’intéresses. Si tu saignes du nez régulièrement et pas moi, pour toi, je me taperais la tête sur un coin de table jusqu’à être comme toi ». Et concernant ce cas de mimétisme forcé, est-ce une preuve d’amour ou rien qu’un mensonge, proscrit dans The Lobster « puisqu’on ne construit pas une relation sur le mensonge » (dixit la sociopathe) ? Lanthimos esquisse une réponse passionnante, grâce aux corps de ses acteurs. De la même manière qu’il dépouille ces derniers de toute performance dramatique ostentatoire, il décape l’amour de l’aspect intellectuel et en fait un état animal. Le langage des signes que s’inventent Colin Farrell et Rachel Weisz pour se déclarer leur affection sans se faire repérer devient une parade nuptiale. Les deux tapent du pied ou bougent la tête tels deux oiseaux en pleine séduction. C’est une pirouette de plus de The Lobster. Celle qui nous fait supposer que l’animal ne serait pas forcément l’état dans lequel l’amour n’existe pas, mais celui où il se vit de la manière la plus pure.

 

THE LOBSTER (Grèce, Royaume-Uni, Irlande, Pays-Bas, France, 2015), un film de Yorgos Lanthimos, avec Colin Farrell, Rachel Weisz, Léa Seydoux, John C. Reilly, Ariane Labed, Angeliki Papoulia, Ben Wishaw. Durée : 118 minutes. Sortie en France le 28 octobre 2015.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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