Envoyé spécial à… SAN SEBASTIÁN 2023 : tout et son contraire (en 10 films)

« Il faut absolument que tu y ailles, c’est le plus beau festival du monde ! », disait-on à Matteo Garrone depuis des années à propos de San Sebastián. Sur la scène du Théâtre Victoria Eugenia, prenant la parole en préambule de son film Moi, Capitaine, Garrone se réjouit d’enfin pouvoir partager et confirmer cette injonction avec des festivaliers donostiens. Politesse ou non, le dithyrambe n’est pas non plus délirant. Car si le festival a pour lui de panacher Cannes, Venise et ses propres Premières mondiales, quelle que ce soit sa programmation il aura aussi toujours à son crédit les paysages magnifiques qui bordent les salles de projection. Plus encore que dans tout autre stop du circuit festivalier, ce passage des intérieurs à l’extérieur, et vice-versa, joue dans l’heureuse expérience des cinéphiles à San Sebastián, et ce petit jeu s’est de plus étrangement répercuté au sein des films présentés cette année.

 

Intérieurs / Extérieurs

En lice pour la Concha de Oro (la récompense suprême du festival), The Royal Hotel de Kitty Green s’ouvre avec panache, via une scène de boîte de nuit… qui s’avère finalement boîte de jour puisque, lorsqu’un personnage quitte la piste de danse et passe une porte, on se retrouve sur le pont d’un bateau, en balade diurne le long du Parramatta. Ce bel effet de surprise est malheureusement le seul d’un récit mené avec allant mais du reste assez prévisible, chronique de deux amies serveuses dans un bar de l’Outback australien, contraintes de supporter des violences (presque toutes) de la part des hommes du coin (absolument tous).

L’île de Damien Manivel – présenté à Zabaltegi-Tabakalera, section parallèle dans laquelle un court ou une série peuvent tout autant remporter le Prix du même nom qu’un long-métrage – propose l’incipit de The Royal Hotel en mode bizarro : ici, à l’inverse donc, après une ouverture au grand air sur une plage, un cut précipite les mêmes personnages dans une salle de répétition. Le film alterne ainsi tout du long entre des scènes de répète et d’autres achevées, même si tout est tourné et tout est monté, n’omettant pas même une mise en images du storyboard du film. Manivel travaille l’épuisement volontaire, parfois éreintant mais toujours attachant, d’une multitude de représentations d’un moment unique qui, lui, fut trop court mais au souvenir assurément durable : les dernières heures d’une adolescente en compagnie de sa bande d’ami·e· s avant de partir vivre trois ans à l’autre bout du monde (soit une éternité, et l’on pense d’ailleurs au récent L’été l’éternité d’Emilie Aussel – mais aussi aux films précédents de Manivel, comme si les jeunes amoureux du Parc se frottaient au dispositif des Enfants d’Isadora).

MMXX de Cristi Puiu (Compétition) est quant à lui parfaitement cloisonné, du moins le pense-t-on : l’histoire s’articule en quatre sketchs, en plus d’être dans son ensemble un film sur le confinement lié à la crise sanitaire du Covid-19. Seulement, à la campagne, la perspective d’un enfermement n’est pas la même qu’à Bucarest, ce qui explique que l’un des quatre segments puisse se dérouler en extérieur. Puiu choisit judicieusement de disposer ce passage en dernière position dans le déroulement de son film de 2h30, si bien que lorsqu’au terme d’un troisième sketch filmé pour la troisième fois entre quatre murs, quand le spectateur se retrouve sur une route de campagne, observant le ciel, l’asphalte et des champs, ça lui fait tout drôle. Un peu comme Wang Bing, dans A la folie ou dans Jeunesse (Printemps), Puiu exploite sciemment les sentiments de claustration et d’immersion du spectateur pour mieux le chahuter d’un coup lorsqu’il ne s’y attend plus, ce qui ne paraît pas grand-chose mais s’avère toujours puissant.


Chemin inverse, encore : Los Colonos de Felipe Gálvez Haberle (section Horizontes latinos) – déjà évoqué dans nos colonnes, avec des sentiments sensiblement comparables à son égard – a la bonne idée de quitter aux deux-tiers ses grands espaces, qu’il exploite mieux quand il se fait bref via des inserts, interludes ou plans de coups visuellement superbes que lors des passages narrativement plus chargés, pêchant par une expression souvent grossière de la violence. Lorsque Los Colonos délaisse l’extérieur, fait fi du spectaculaire, oubli l’épate, commence un autre film, qui enchaîne alors quatre scènes d’intérieur, mais ces quatre conciliabules sont captivants.

El Auge del Humano 3 d’Eduardo Williams (Zabaltegi-Tabakalera), lui, n’a pas à s’embarrasser avec ce type de passages d’un environnement à l’autre, tout est au-dehors. Dans son précédent, El Auge del Humano (le 1, pas le 2, qui n’existe pas, pied-de-nez à la Brice 3), lors d’un plan-séquence sidérant, la caméra s’avançait calmement en direction d’un ordinateur portable pendant un échange visio longue distance type Omegle voire Chatroulette, jusqu’à pénétrer à l’intérieur de l’écran, permettant au récit de se prolonger sans coupe à l’autre bout du monde. Ici, le cinéaste n’a plus besoin de cet artifice : en suivant des bandes de jeunes au Pérou, à Taïwan et au Sri Lanka à l’aide d’une caméra 360° (usuellement utilisée pour la VR), Eduardo Williams donne l’impression de contenir le monde entier dans son cadre. Le dernier acte de El Auge del Humano 3 est ce que cette année de cinéma 2023 aura proposé de plus ahurissant ; main dans la main avec le cœur de Samsara de Loïs Patiño (découverte berlinoise).

Proposition moins viscérale, plus calculée sans doute, néanmoins intense et mémorable, The Zone of Interest de Jonathan Glazer (section Perlak, sorte de « hors compétition ») serait plutôt un film « tout au-dedans ». L’idée n’est pas de s’attacher au quotidien insouciant de la famille du Commandant d’Auschwitz Rudolf Höss dont la maison jouxte le centre d’extermination, lequel serait relégué hors-champ ; l’idée maîtresse de Glazer est que le camp est presque toujours dans le champ, l’étant même constamment dans la bande sonore, par son vrombissement latent, mais il l’est aussi bord-cadre, via des barbelés, via de la fumée, forçant sa présence, impossible à évacuer. Ce qui mènera à la scène la plus forte du film : Höss essayant de vomir mais n’ayant rien à sortir, punition par soustraction d’un bourreau interdit de se soulager, exactement comme le tortionnaire indonésien Anwar Congo à la fin du documentaire The Act of Killing de Joshua Oppenheimer (2012). Dans un cas comme dans l’autre, c’est une image faite pour hanter durablement.



Disparitions / Réapparitions

Le successeur de Xavier Legrand (Compétition) – qui lui-même « succède » à Jusqu’à la garde (2017), premier film tellement plébiscité qu’il est forcément un poids sur les épaules du réalisateur – raconte comment Ellias Barnès, le directeur artistique d’une grande maison de mode, doit gérer la pression de passer après un illustre prédécesseur, apprenant de surcroit dans la foulée de la mort de ce père spirituel celle de son géniteur. Au début du film, Legrand filme plusieurs fois Ellias de haut, tel un œil dans le ciel, celui d’un père ou d’un autre. Bonne idée, qu’il délaisse ensuite. Les musiques syncopées, enflammées, de SebastiAn, omniprésentes au début, disparaissent elles aussi complètement. Faute d’explication, supposons qu’il fallait simplement faire de la place, place à l’intrigue véritable du film qui intervient à la suite d’un coup de théâtre, éventé dix minutes avant de frapper mais convaincant au demeurant. Ce twist signe un changement de registre appréciable dans un premier temps mais finalement gâché par une succession de décisions aberrantes du protagoniste qui, même si Legrand retombe un peu sur ses pattes in fine, auront largement entamé la patience et l’indulgence du spectateur.

Faire disparaître une figure de son récit n’est jamais chose aisée à négocier. Dans Moi, Capitaine de Matteo Garrone (Perlak), lorsque Seydou perd son compagnon d’infortune Moussa au cours de leur périple qui les mène du Sénégal vers l’Italie, l’esprit général du film, sa nature fabuleuse qui certes contraste avec des scènes de violence plus rêches, décrivant dans l’ensemble une sorte de dolorisme féérique peu seyant, prive le film de tout suspense : bien évidemment que les deux amis vont se retrouver, il est dommage de ne pas pouvoir en douter un seul instant.
A l’inverse, dans MMXX, quand les personnages centraux d’un sketch initial réapparaissent plus tard, dans un autre, au détour d’un plan, rien de renversant mais le parti-pris d’écriture est plaisant.
Idem, ou a contrario, ou les deux, dans Los Colonos, on apprécie aussi que disparaissent à jamais des personnages jusqu’alors essentiels au détour d’une ellipse ; celle-là même qui faisait basculer le film du dehors au dedans.
A ce titre, The Two of Us (Zabaltegi-Tabakalera) est sans doute trop succinct pour avoir le temps de déjouer ou non les attentes du spectateur, mais la poétique de la disparition esquissée par son réalisateur Kohei Igarashi séduit au moins autant. Dans ce court-métrage réalisé par l’acolyte de Damien Manivel sur Takara, la nuit où j’ai nagé, aussi auteur en solo du beau Hold Your Breath Like a Lover (2014), autre film d’espaces vides et de disparitions à rapprocher en cela de ce dernier, Sano et Miyata, deux amis de longue date, séjournent dans un hôtel de bord de mer. Le jour du départ, ils se disputent, à la suite de quoi Sano ne retrouve plus Miyata, se mettant aussitôt à sa recherche, errant dans l’hôtel évidé (on pense à Antonioni, et à une séquence du Désert rouge en particulier), sauf qu’ici on se demande même un temps si Miyata a vraiment existé (et l’on repense à Antonioni, mais à la fin de L’éclipse cette fois). Finalement, le disparu réapparaît, et avec lui une kyrielle de silhouettes anonymes qui se déversent dans le cadre : là encore, on songe à L’éclipse et à sa descente de bus finale… seulement, comme dans cette scène, les corps emplissent le cadre mais pas le cœur, et la solitude perdure.

On s’étonne aussi de voir disparaître un personnage-clé au cours de Fingernails de Christos Nikou (Compétition). Dans cette histoire de SF lo-fi, pour faire court et vague, façon Eternal Sunshine…, Upstream Color, The Lobster, I Origins, Âmes en stock, etc., etc., la technologie révolutionnaire imaginée dans ce film-ci permet de quantifier le taux d’amour des couples, moyennant un test supposément efficace mais franchement douloureux : la vérité se lit dans les ongles arrachés des amants en suspens. Lorsque l’héroïne doute de ses propres sentiments en regardant danser un autre homme que son mari, cette jolie scène, qui va jusqu’à rappeler celle durant laquelle Paul Mescal ondule sur « Under Pressure » dans Aftersun de Charlotte Wells l’an passé, induit aussi en creux que Fingernails a ce qu’il faut en réserve pour combler notre désir alors naissant d’un mélo déchirant en guise d’ultime mouvement du film ; les talents conjugués de Jessie Buckley, Riz Ahmed et Jeremy Allen White ne devraient pouvoir qu’aider à y parvenir, mais c’est probablement justement l’éviction du personnage interprété par ce dernier qui prive le film de ce relief espéré. On ne retirera pas à Fingernails toute notre affection pour autant.



Donner / Reprendre

Donner un ongle, donner son amour. Ou l’arracher pour toujours, sinon. Comme ici dans Fingernails, les films donostiens de cette année ont su cristalliser leur(s) enjeu(x) en un objet unique, qu’on isole, érige, transmet, comme une volonté de faire au plus simple, et de formaliser le lien qui unit les personnages entre eux et, a fortiori, au spectateur.
Dans The Two of Us, c’est une chaussure perdue, la moitié d’une paire, à l’image du tandem d’amis, bancal depuis que l’un a blessé l’autre, que l’autre a perdu l’un, et il faudra la retrouver pour que le film puisse à nouveau marcher ; il avançait déjà bien jusque-là, mais disons qu’à cet instant lui et le spectateur peuvent repartir chacun de leur côté.
Dans Le successeur, ce sont les clés d’une cave que cherche, trouve et utilise enfin le protagoniste, symbole du récit sous-jacent que Xavier Legrand explore dans la seconde partie de son film.
Dans Memory de Michel Franco (Perlak), une carte indiquant la personne à joindre en cas d’urgence pour venir en aide au personnage principal, atteint d’amnésie antérograde, lui est un temps passée autour du cou, pour lui être ensuite retirée, puis à nouveau passée, etc., rappelant en cela la sensation d’incertitude fomentée dans laquelle est plongée le spectateur, à qui l’on donne des infos, en retire, puis réinjecte et ce, non pas pour le tourmenter – car Franco a changé, n’en déplaise à son détracteur en chef Nanni Moretti puisque, comme dans Sundown (2022), il feint seulement le malaise et instille la tension mais pour mieux nous soulager –  l’ambition est ici seulement de nous placer à hauteur du personnage, gagnant en assurance au même rythme que lui.
Enfin, dans L’île, c’est une cigarette qui circule de bouche en bouche, un lien unique, un même geste répété, mais différents souffles, soit un objet et un usage à l’image du récit minimaliste que Damien Manivel rengaine et auquel il donne corps de bien des façons.

Ah, déjà. Temps de faire ses valises, une clope puis on remballe tout, des chaussures jusqu’au coupe-ongles, et l’on rend la petite carte à la réception, et l’on ressort les clés de chez soi car on est bientôt chez soi, et San Sebastián l’on y revient, mais l’an prochain.

Le 71ème Festival international du film de San Sebastián s’est déroulé du 22 au 30 septembre 2023.