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Dans Une vraie jeune fille (1975), le premier film de Catherine Breillat, Alice est une adolescente revêche issue d’un milieu bourgeois, qui fantasme impatiemment sur ses premières expériences sexuelles qu’elle désire vivre avec un homme plus âgé. Dans L’été dernier, le dernier long-métrage à ce jour de la cinéaste, Anne forme avec son mari un couple de notables – elle est avocate, lui chef d’entreprise – entre deux âges, et entame une liaison sexuelle consentante avec son beau-fils, lycéen rebelle. Le jeu de miroirs et de reflets, inversés ou identiques, entre les deux films renforce les qualités intenses de chacun, et les associe dans un diptyque captivant, au regard froidement amoral et cruel sur les passions et les intrigues humaines, et l’abîme qu’elles ouvrent sous nos pieds.
Anne (brillamment incarnée par Léa Drucker) est sur bien des aspects une version adulte d’Alice, à commencer par leur misanthropie à peine masquée. La réplique qui ouvre Une vraie jeune fille, en voix-off, est « Je n’aime pas les gens. Ils m’oppressent », et Anne ne se fait pas prier dès lors qu’il s’agit de reconnaître qu’elle pense la même chose de ses semblables. Cela ne l’empêche pas, de même qu’Alice, d’en désirer ardemment certains ; les pulsions du corps et les analyses de l’esprit sont inaccordables. Encore plus chez Anne, dont le domaine pénal – dans lequel elle excelle – est la protection de l’enfance, soit une incohérence manifeste avec la tournure que prend sa relation avec Théo, son beau-fils encore mineur (il a 17 ans). Elle fait de lui son amant puis le rejettera tout aussi unilatéralement, ce qui aura pour effet d’anéantir intérieurement le jeune homme. Anne ayant au moins trente ans de plus qu’Alice, certains traits de caractère de cette dernière se retrouvent en effet chez Théo, dont une innocence partagée car ils sont bel et bien encore des enfants, vulnérables face aux calculs froids et aux agissements insensibles des adultes. Ces derniers y ajoutant une couche de manipulation nocive de plus lorsqu’ils mentent pour couvrir les traces de leurs manœuvres, comme le fait Anne dans le tétanisant dernier acte de L’été dernier.
Le récit implacable de ce film suit celui des agissements d’Anne : rapprochement, jouissance, rejet. Dans le troisième acte, on l’observe avec effroi devenir un monstre semblable à celle qu’elle combat dans sa vie professionnelle – et c’est seulement lorsque la menace d’exposer au grand jour cette contradiction est agitée sous ses yeux qu’elle acceptera de ranger ses griffes, de transiger, d’interrompre sa tactique de la terre brûlée visant à garantir sa survie égoïste quitte à détruire tout et tous autour d’elle. La mise en scène de Catherine Breillat atteint dans cette partie un palier supplémentaire dans la maîtrise et l’intelligence. Par ses choix de cadrages (beaucoup de plans serrés sur les visages) et de photographie (une lumière incandescente, aux contrastes appuyés), la cinéaste nous cadenasse dans une position inconfortable de témoin omniscient et impuissant, qui en comprend plus que les personnages sur la situation d’emprise destructrice dans laquelle ils sont entraînés, mais qui ne peut évidemment rien y faire.
Anne ne perd le contrôle qu’à une seule occasion, dans la toute dernière séquence où elle se retrouve elle-même piégée dans la toile qu’elle a tissée. Ce renversement final des états, internes et relationnels, fonctionne sur la forme et dans le fond comme celui à l’œuvre dans Une vraie jeune fille. Dans les deux cas le bouleversement est inattendu, nous fait quitter la salle de cinéma plus confus que sûrs de notre position, et il signe le passage irréversible des personnages mineurs à l’âge adulte et à sa violence. Le trajet de l’un et l’autre film et leur mise en scène sont très distincts ; L’été dernier est guidé par Anne et se cale sur sa froideur, tandis qu’Une vraie jeune fille, suivant Alice, projette sans filtre sur l’écran, de manière quasi pornographique, son absence de pudeur dans son rapport aux corps et à leurs fluides, et ses fantasmes tourmentés par la répression véhémente et injuste du désir féminin par la société (alors que les hommes sont libres de tout faire sans être inquiétés). Mais leur point d’arrivée est donc le même : la fin avérée de l’innocence d’Alice et Théo, qui étaient bien sûr capables de caprices et de provocations mais sans intention de nuire ni insensibilité à la souffrance d’autrui si celle-ci sert leurs intérêts propres.
A la fin d’Une vraie jeune fille comme de L’été dernier, les monstres – les adultes – ont gagné ; ils ont transformé deux enfants en de nouveaux adultes, de nouveaux monstres. Et dans les deux situations, l’esprit bourgeois de caste, omniprésent en filigrane de chaque film (la lutte des classes s’entremêlant avec celle des sexes), prend les choses en main pour assurer le maintien du statuquo social et l’étouffement du scandale. La (non-)réaction d’Alice au décès de son amant ouvrier (abattu littéralement comme un sanglier par son père) laisse entendre qu’elle a eu ce qu’elle voulait de lui – le dépucelage, la pilule – et le remplacera sans peine par un autre. Dans L’été dernier, l’incroyable fondu au noir final où seule luit encore l’alliance au doigt du mari d’Anne symbolise la toute-puissance du mariage comme contrat méthodique, qui confine les scandales à la sphère privée et garantit le maintien du statut public élevé de la famille.
L’ÉTÉ DERNIER (France, 2023), un film de Catherine Breillat, avec Léa Drucker, Samuel Kircher, Olivier Rabourdin, Clotilde Courau. Durée : 104 minutes. Sortie en France le 13 septembre 2023.