TAKARA : premier film d’Igarashi et Manivel, formidable binôme de neige
L’enjeu est unique, les péripéties rares, les paroles absentes, juste une errance, une balade, douce et diurne. Le récit a fondu comme neige au soleil, et pourtant Takara – la nuit où j’ai nagé raconte bien des choses.
On a tendance à réduire les festivals de cinéma aux seules projections, voire à leur « marché du film», mais il est un autre aspect qu’il serait regrettable de négliger, c’est leur rôle de marieur. Au marché, ce sont les projets qui trouvent leurs producteurs, les films les acheteurs, mais en marge de cela les cinéastes peuvent aussi s’unir, avec des comédien.ne.s, ou bien entre eux. A Cannes, Isabelle Huppert sympathise avec Hong Sangsoo, naîtront quelques années plus tard In Another Country et La caméra de Claire. Et à Locarno en 2014, ce sont deux jeunes réalisateurs qui se lient d’amitié : le français Damien Manivel, venu présenter Un jeune poète, et le japonais Kohei Igarashi son Hold your breath like a lover. Trois ans plus tard, ils finalisent leur nouveau projet, une coréalisation et coproduction franco-japonaise révélée à la Mostra de Venise en 2017 : Takara – la nuit où j’ai nagé.
S’il n’était pas forcément prévisible qu’ils se rencontrent, s’apprécient puis collaborent, le projet final correspond en revanche presque étonnamment à l’image précise que l’on aurait pu se faire de l’union de leurs sensibilités et de leurs travaux passés. Takara, qui ne raconte rien de plus que la balade en solitaire d’un petit garçon de six ans dans un Japon enneigé, reprend ainsi d’une part le rapport à la nature et l’errance des films de Damien Manivel (l’adorable Un jeune poète donc, mais aussi et plus récemment le délicieusement cauchemardesque Le parc), et d’autre part les espaces évidés du beau premier long de Kohei Igarashi, à nouveau ici aussi inquiétants qu’enivrants. Pour autant, l’écrin est opposé puisque Hold your breath like a lover se déroulait l’espace d’une nuit et en lieu clos (une usine), quand Takara s’étire sur une journée et à l’air libre – seul le regard aura donc parfaitement bissé.
La rencontre des univers de Manivel et d’Igarashi ne pouvait dès lors qu’enfanter ce rêve éveillé qu’est Takara, l’histoire d’un garçon qui aura fait le choix, certes pas littéral mais non moins prégnant de s’enfermer dehors. L’enjeu est unique, si tant est qu’il soit, puisque l’on ne peut que deviner que le garçon éponyme se met en tête de trouver des créatures marines, à force de le voir tenir un dessin représentant quelques poissons, dauphins et poulpes. Les péripéties, elles, sont proprement absentes de cette histoire. Le tandem n’a pas souhaité confronté le garçon du titre à de quelconques dangers, ou juste une poignée de neige le surprenant quand elle en tombe d’un poteau et le long de son manteau. Quant aux adultes, ils ne sont nulle part, le pays semble presque à l’abandon, ou peut-être en trouvera-t-il un mais l’on ne dévoilera pas son rôle. Autrement dit, Takara n’est pas L’esprit de la ruche de Victor Erice (1973), et pas même A pas de loup d’Olivier Ringer (2011), pendant forestier de ce Takara enneigé, succinct et susurré lui aussi, mais dans lequel l’angoisse affleurait presque malgré elle.
Les enjeux dramatiques ont fondu, c’était voulu. Que reste-t-il à Takara dès lors ? Pourquoi plait-il ? Ses cadrages remarquables, de bout en bout. Sa photo, ses bruitages, son rythme indolent, travaillé, mesuré. Certes. Mais pas seulement, car le tour de force accompli par Manivel et Igarashi avec ce conte minimaliste et entièrement muet, c’est surtout de parvenir à raconter sans récit, ou si peu. Les quelques images sur le père au début, l’attitude de la sœur, de la mère, à peine rencontrés, le regard de Takara, le fait qu’il le pose sur un camion aux dessins de poissons par exemple, un geste de tendresse au bout d’une heure, d’autres qui font défaut, bout à bout chacun de ces éléments dessinent une histoire presque riche, presque complexe. Non seulement, on peut interpréter des éléments de l’intrigue, comme par exemple que le garçon cherche à rejoindre le marché aux poissons où son père travaille plus que les poissons eux-mêmes, mais l’on peut aussi déceler les aspirations, les désirs, les peurs, les manques surtout, en somme une discrète tempête qui souffle sans cesse sur la famille, comme le vent sur leur maison.
TAKARA – La nuit où j’ai nagé (Takara, France, Japon, 2017), un film de Kohei Igarashi et Damien Manivel, avec Takara Kogawa. Durée : 79 min. Sortie en France le 2 mai 2018.