LOST IN THE NIGHT : tou.te.s perdu.e.s
Quelque part au Mexique, un drame qui se produit trop souvent partout au Mexique a lieu sous nos yeux : une militante écologiste, organisant des réunions publiques pour lutter contre l’ouverture d’une exploitation minière, est kidnappée la nuit venue lors d’un contrôle routier fantoche mené par des officiers de police corrompus. Plusieurs années plus tard, son fils Emiliano cherche à conjurer le trou noir de son absence – pas de corps, pas d’informations, pas de traces – en trouvant la vérité et les coupables, à défaut d’avoir encore le moindre espoir de la retrouver elle.
Plus que vengeur, dévasté ou enragé, Emiliano est avant tout un jeune homme perdu. La vaste galerie de personnages déployée autour de lui par Amat Escalante a pour finalité de montrer que cet état d’égarement et d’errance sans fin est partagé par la plus grande part de la population mexicaine, chez les victimes comme les complices des criminels. Leur pays semble être devenu y compris pour eux-mêmes une forêt obscure, dont tous les chemins et les issues ont été effacés par la corruption et la malfaisance. Cela se ressent à tous les niveaux du film, dont la trame de thriller promettant enquête et vengeance est en permanence désavouée, laissant place à un labyrinthe toujours plus inextricable. Les ponts tendus par la mise en scène avec Lost highway de David Lynch (les visions d’une route inquiétante la nuit, une maison d’architecte qui génère vite plus d’angoisse que d’admiration) vont en ce sens, de même que les multiples bifurcations et rebondissements du récit qui ne s’éternise jamais sur les situations successives, mais qui les traite vite et bien. On passe du prologue centré sur la mère d’Emiliano à l’introduction de ce dernier via un accident du travail tétanisant dont il est le plus proche témoin, des confessions d’un flic ripou à l’article de la mort à l’infiltration par Emiliano de la famille bourgeoise dont le nom, les Aldama, lui a été soufflé – mais qui était immédiatement informée de son plan par la police avec qui elle est de mèche.
En étendant sans cesse le champ de vision de Lost in the night, Escalante joue et gagne sur plusieurs niveaux. S’autorisant le romanesque sans chercher à se montrer strictement documentaire, il fait des interactions et confrontations entre protagonistes la matière d’une intrigue haletante et toujours surprenante ; pour autant il y a beaucoup de justesse dans l’observation des personnages, et de vrai dans la description des groupes qu’ils composent et qui composent eux-mêmes les forces constitutives du pays – les ouvriers et les nantis, la police et la religion – dont aucune ne semble prospère, apaisée ou triomphante. Le succès est une réalité qui reste tragiquement dans le hors-champ du film, réservée à d’autres qui n’apparaissent jamais, symbole de leur statut hors d’atteinte : meurtriers qui ne sont pas attrapés, commanditaires qui ne sont pas condamnés, actionnaires, financiers et chefs d’entreprise qui résident dans un ailleurs indéterminé (la mine reste tout au long du récit une entité abstraite, sans responsables humains à son existence, son fonctionnement ou ses conséquences sur l’environnement et le voisinage).
Le succès est une réalité qui reste tragiquement dans le hors-champ de Lost in the night, réservée à d’autres qui n’apparaissent jamais, symbole de leur statut hors d’atteinte
Dès lors, en l’absence de patrimoine positif matériel ou immatériel, tout ce que les parents sont à même de transmettre à leur descendance est un poids – pour les victimes telle la mère d’Emiliano celui de l’absence, pour les complices celui de la culpabilité. Ce dernier se manifeste à travers le beau personnage ambigu de la fille des Aldama, qui renverse son statut de nepo baby (ses deux parents sont des artistes riches et célèbres) en faisant de chacune de ses publications Instagram un mix troublant d’aveu et d’accusation des crimes auxquels sa famille s’est retrouvée mêlée, pour avoir par appât du gain fricoté de trop près avec le pouvoir. A travers cette famille, Escalante consacre une grande part de Lost in the night à une réflexion sur l’impuissance de l’art dans un tel contexte de violence et de corruption. A ses yeux, le succès allant de pair avec une inévitable collusion avec le pouvoir en place, se faire passer pour un militant contestataire relève du mensonge, tandis que l’aspiration à faire de l’art un moyen de guérison et de consolation a posteriori n’a pas de sens. Escalante étant lui-même un artiste disposant d’une certaine renommée (prix de la mise en scène à Cannes en 2013 pour Heli, et à Venise en 2016 pour La région sauvage), cette part importante de son film a inévitablement une composante méta, et de fait subversive. Loin d’être en surplomb, le cinéaste est tout aussi perdu que ses personnages et ses compatriotes.
LOST IN THE NIGHT (Perdidos en la noche, Mexique, 2023), un film de Amat Escalante, avec Juan Daniel García Treviño, Ester Expósito, Bárbara Mori, Fernando Bonilla. Durée : 120 minutes. Sortie en France le 4 octobre 2023.