THE ZONE OF INTEREST : une success story du IIIe Reich

C’est l’anniversaire du commandant ! La promesse d’une belle journée d’été ensoleillée, dans le jardin attenant à la maison, entouré de tous les proches et amis. Seule ombre au tableau : sa mutation à venir qui vient de lui être annoncée, car il a accompli un si bon travail qu’il se voit promu à l’administration centrale chapeautant l’ensemble des camps de concentration depuis Berlin, loin de sa famille. Car le commandant en question est Rudolf Höss, en charge du camp d’Auschwitz.

Loin d’être ironique, cette introduction est tout ce qu’il y a de plus fidèle au ton et aux intentions du film de Jonathan Glazer, inspiré du roman du même titre de Martin Amis. Dès les premières scènes, Glazer met en place un style visuel rigoureux auquel il ne dérogera jamais : des plans fixes d’observateur neutre et distant – on ne partagera jamais l’intimité de ces personnes, même si nous ne perdons pas une miette de leur quotidien – qui enregistre la banalité du mal, et surtout le bénéfice que ceux qui le font avec talent et application en retirent. L’idée sur laquelle repose le film de Glazer est comparable à ces livres pour enfants où des intercalaires plastifiées servent à modifier ce que l’on distingue de l’image qui se trouve sur la page en-dessous : tout ce que l’on voit et entend dans The zone of interest est pleinement transposable au récit d’une success story professionnelle quelconque, d’hier ou d’aujourd’hui.

Le film en joue d’ailleurs de manière consciente dans ses premières scènes, qui nous montrent d’abord une famille heureuse à la campagne, puis leur demeure ravissante, et seulement après tout cela l’uniforme nazi du père. Lequel, doué pour ce qu’il fait, a grimpé les échelons, y a gagné des signes extérieurs de réussite (la maison, le jardin avec piscine) et de quoi rendre sa famille épanouie et à l’abri, est reconnu par ses supérieurs et respecté par ses fournisseurs (les industriels qui viennent lui proposer un nouveau modèle de four crématoire). Les seuls soucis de la famille Höss sont la tendance de leur chien à manger toute nourriture laissée sans surveillance, et celle des SS à cueillir sans ménagement les fleurs des bosquets. Pour un peu, on se croirait dans les suburbs immaculés de Mad Men.

Quelle que soit l’ampleur et l’horreur du mal, il trouvera toujours des agents prêts à œuvrer pour lui, avec ardeur et loyauté, contre un peu de gratification et un petit coin de bonheur égoïste.

Cet aveuglement des personnages est au centre des cadres de Glazer, qui sont suffisamment larges et intelligents pour faire entrer par les contours l’horreur qui sert de terreau à ce bonheur comme les cendres pour les vignes du jardin. C’est la fumée des cheminées du camp par-dessus les murs, le sang collé aux bottes après la journée de travail, les dents en or qui deviennent les trésors glanés par les enfants dans leurs jeux et explorations. C’est, surtout, le son sourd, en infrabasse et que rien ne peut donc couvrir, omniprésent – ce qui permet de dire sans exagérer que l’horreur est là du premier au dernier plan –, de la machine de mort qui tourne sans discontinuer derrière la maison. Ce son, la famille Höss ne peut pas ne pas l’entendre, et leurs quatre autres sens sont eux aussi atteints par la vérité à un moment ou un autre du film – le toucher des corps entraînés par le courant de la rivière qui arrivent là où ils se baignent et le goût de l’eau avalée avant la prise de conscience, l’odorat de la fumée lorsque le vent tourne, la lueur rougeâtre qui enflamme le ciel nocturne et inonde les chambres à coucher à travers les fenêtres. Si leurs esprits peuvent se mentir à eux-mêmes, leurs corps savent, inéluctablement.

Cette idée unique qui préside à la majeure partie de The zone of interest ne l’emmène pas jusqu’au bout – une fois l’été achevé pour les Höss, Glazer cherche d’autres pistes. Certaines sont épatantes : un conte fait d’images en négatif, comme le sont les actions décrites par rapport au travail du père, et qui mène à un inattendu et superbe poème à base de piano venant percer le film du souvenir des victimes juives. D’autres le sont moins : il y a peu d’intérêt à suivre Rudolf Höss dans son nouveau poste à Berlin. Cela n’altère en rien la force considérable du film, et son message extrêmement actuel à ne jamais perdre de vue. Quelle que soit l’ampleur et l’horreur du mal, il trouvera toujours des agents prêts à œuvrer pour lui, avec ardeur et loyauté, contre un peu de gratification et un petit coin de bonheur égoïste.

THE ZONE OF INTEREST (Etats-Unis, Royaume-Uni, Pologne, 2023), un film de Jonathan Glazer, avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Ralph Herforth. Durée : 106 minutes. Sortie en France indéterminée.