SAYÔNARA de Kôji Fukada : Comment se dire adieu ?
Après le rohmérien Au revoir l’été, Kôji Fukada s’associe avec le dramaturge Oriza Hirata et lui emprunte ses fameux androïdes pour adapter Sayônara : une fable bouleversante sur les crises migratoires et la cicatrice de Fukushima, sur la souffrance de devoir dire adieu à son pays.
Que ressent-on à grandir sur une île ? A-t-on, en son for intérieur, la conviction d’en être prisonnier ? Le territoire insulaire japonais est vaste, mais ce malaise semble étreindre bien des personnages de son cinéma. Dans Sayônara, l’un d’eux l’affirme avec amertume : «Ce pays… Personne ne peut le quitter». Le film de Kôji Fukada se déroule pourtant dans un futur proche où une catastrophe nucléaire a poussé la plupart des habitants du pays à s’expatrier. Le récit se concentre sur les quelques silhouettes errant encore dans ses villes et campagnes, attendant indéfiniment que leur numéro ne soit tiré pour rejoindre l’Indonésie ou la Suède. Car, comme dans Gravé dans le sable, le premier roman de Michel Bucci (2007) ou dans Contagion de Steven Soderbergh (2011), la loterie n’est plus une image pour évoquer la chance de survie d’un personnage, mais le moyen effectif de la quantifier. Seulement, après le départ des survivants, qu’ils s’exilent ou qu’ils meurent, il en restera d’autres, ceux qui n’ont pas même à survivre : ce sont les androïdes et gynoïdes que le peuple japonais a fabriqué quelques années plus tôt pour faciliter son quotidien. Qu’elles soient humaines ou non, Kôji Fukada filme ces âmes en peine et en perdition, en cela semblables à celles de The Whispering Star (2015), dans lequel Sono Sion se cache lui aussi par humilité derrière une façade SF pour ne parler que du Japon d’aujourd’hui, l’ayant tourné dans les véritables zones évacuées de Fukushima.
Tard dans Sayônara, le spectateur est amené à observer, le souffle coupé, un corps de femme inerte se transformer en squelette. Allongée près d’une fenêtre devenue opaque, elle est d’abord semblable à Yuko, l’héroïne de Bashing de Masahiro Kobayashi (2005), rescapée d’une prise d’otages puis devenue la risée de ses compatriotes, et dont l’horizon se bouche dès qu’elle s’allonge quelque part. La jeune femme doit attendre le dernier plan du film pour avoir le droit d’être cadrée avec une ligne de fuite, et d’être englobée dans le plan large d’une baie signifiant que son départ du pays lui est enfin autorisé.
Puis, dépossédé de sa chair, ce corps abandonné de Sayônara convoque ensuite un autre souvenir de «Nouvelle Nouvelle vague japonaise», qui aurait presque pu être à l’origine de l’appellation : un squelette rejeté par la mer dans Vaine illusion (1998), symbole puissant d’un discours alarmiste sur la quête d’Ailleurs de la jeunesse japonaise post-bulle spéculative. Dans cette séquence, les deux héros du film de Kiyoshi Kurosawa sont enfin parvenu à rejoindre le bord de mer, prêts à quitter un pays n’ayant plus rien à leur offrir, mais ce mauvais présage les en dissuade. La réplique «Ce pays… Personne ne peut le quitter» revient en tête, a posteriori.
Dans Sayônara, un autre couple, même âge et même allure que celui de Vaine illusion, atteint à son tour le rivage, mais le casier judiciaire du garçon les empêche de croire en leurs chances d’un prochain départ. Alors le jeune homme se met à courir, à danser et à crier : «Afrique ! Afrique !». Comme pour conjurer le sort, comme s’il espérait qu’un navire vienne le chercher, là, maintenant. On retrouve dans ce chant naïf et enthousiaste une même idée fixe, l’idéalisation d’une terre lointaine qui autorise tous les espoirs, que l’on retrouve ça et là dans le cinéma japonais à l’endroit de l’Amérique du sud : les personnages de Vivre dans la peur d’Akira Kurosawa, de Kamikaze Taxi de Masato Harada, de Saudade de Katsuya Tomita, encore de Kaïro de Kiyoshi Kurosawa, rêvent tous de ce continent distant.
A la fin de Kaïro, l’héroïne monte à bord d’un paquebot, destination l’Amérique latine. On ne sait pas ce qu’il advient de leur embarcation, mais les derniers mots du personnage sont optimistes. Dans Sayônara, qui invite d’autant plus à la comparaison avec le cinéma de Kiyoshi Kurosawa que Kôji Fukada lui a emprunté son chef opérateur usuel Akiko Ashizawa, les figures humaines et gynoïdes récitent à plusieurs reprises « Le bateau ivre » d’Arthur Rimbaud. Un poème dont le narrateur est l’embarcation elle-même, sans maître et à la dérive. Leur navire à elles deux, c’est tout le Japon, qui tangue dangereusement des suites d’un nouvel accident industriel maximal. Seulement, les derniers plans somptueux en attestent, Kôji Fukada ne saurait imaginer sa terre natale sombrer à jamais.
SAYÔNARA (Japon, 2015), un film de Kôji Fukada, avec Bryerly Long, Hirofumi Arai, «Geminoid F». Durée : 112 minutes. Sortie en France le 10 mai 2017.