VALLEY OF LOVE, l’enlèvement de Huppert et Depardieu dans le désert
Isabelle (Huppert) et Gérard (Depardieu) sillonnent la Vallée de la Mort, où leur fils suicidé leur a donné rendez-vous par lettre. Deux personnages dans le désert, c’est peu de choses ; par sa manière de les filmer, et de cultiver autour d’eux un hors-champ si riche qu’il en déborde dans le champ, Guillaume Nicloux fait de Valley of love un film vibrant, instinctif, à même d’approcher du bord du monde rationnel ses protagonistes et les témoins de leur parcours.
Huppert et Depardieu sont irréductiblement français, et l’endroit où Nicloux les emmène est absolument américain. Quand il intervient au cinéma, ce type de « choc des cultures » n’est le plus souvent traité que par le biais du scénario, pour ne produire que de faibles étincelles peu inventives. Nicloux se laisse aller à cette facilité à deux ou trois reprises, et c’est là la seule faute de goût de Valley of love, à tel point que les scènes en question et les piques gratuites qu’elles contiennent contre les locaux semblent venir d’un autre film que celui tissé patiemment, délicatement, autour des seules figures des deux interprètes principaux expatriés. De leurs figures, mais aussi et surtout de leurs corps. L’américanité de Valley of love se loge dans sa mise en scène, que le réalisateur adapte pleinement au lieu de tournage en lui faisant adopter les traits du cinéma qui en est originaire. Nicloux se fond dans le décor, en prenant sa lumière crue, en recourant au plan-séquence pour épouser son rapport au temps, en passant au format Scope. Ce dernier point est le plus déterminant, car il permet au cinéaste de saisir dans son cadre les corps entiers de ses comédiens, et dans le même temps de garder présent à l’écran le monde qui les entoure.
Tout au long de son film le cinéaste enregistre les changements d’état de ses personnages, en fonction de la chaleur qui les accable et les fait transpirer, des vêtements qu’ils portent, du repos qu’ils ont pris ou non
Dans Valley of love Isabelle et Gérard sont des corps dans le monde, anonymes (les actions sans rapport avec eux, qui surgissent au hasard dans les coins de notre champ de vision – une voiture qui déboule à toute allure, des serviettes qui tombent d’une fenêtre de chambre d’hôtel, d’autres clients qui vaquent à leurs occupations –, nous rappellent que le monde ne tourne pas autour d’eux seuls) et néanmoins uniques, donc précieux, captivants. Qu’il s’agisse des corps de Huppert et Depardieu sert cette volonté, de leur donner plus de valeur à nos yeux afin de sceller notre attachement à eux, et ce dès leur apparition. Quand Nicloux montre Gérard pour la première fois, marchant péniblement sous le soleil écrasant, l’impact de la vision est décuplé autant par le physique démesuré de Depardieu que par la manière dont il claque sa réplique « Putain la chaleur ». Tout au long de son film le cinéaste enregistre les changements d’état de ses personnages, en fonction de la chaleur qui les accable et les fait transpirer, des vêtements qu’ils portent, du repos qu’ils ont pris ou non. Il allie, pour le meilleur, l’inné (les conditions extrêmes de la Vallée de la Mort rendent vaine toute tentative de maîtriser la qualité de son apparence) et l’acquis – l’immense talent des deux acteurs les rend capables de tirer le meilleur des situations qu’on leur donne à endurer et à jouer, plus particulièrement lorsqu’au fil de leur avancée leur chair se trouvera striée de blessures et de marques.
Valley of love se rattache à la famille des films conçus par foi ; foi en une spiritualité qui déborderait du monde strictement tangible pour nous emmener ailleurs
Après avoir perpétré L’enlèvement de Michel Houellebecq Nicloux récidive, en kidnappant Huppert et Depardieu pour utiliser tout ce qu’ils ont à livrer, volontairement ou non, au service d’une idée née de son seul esprit. Le vécu passé, commun et individuel, des deux comédiens est une autre de ces choses que le réalisateur leur soutire, mais y voir l’horizon du film (« les retrouvailles Huppert-Depardieu trente-cinq ans après Loulou ») plutôt qu’un moyen parmi d’autres serait se tromper de grille de lecture. La note d’intention de Nicloux fait entrevoir un homme qui a vécu une expérience bouleversante dans la Vallée de la Mort et qui cherche à la retranscrire, la fixer au moyen de son art. Ses acteurs sont pour cela ses outils de luxe, de précision. Valley of love se rattache à la famille des films conçus par foi ; foi en une spiritualité qui déborderait du monde strictement tangible pour nous emmener ailleurs. Le cinéma est l’une des voies les plus propices à ce cheminement. Des auteurs tels que Shyamalan l’affirment œuvre après œuvre, le dernier Festival de Cannes y a trouvé son thème dominant. Côtoyant celui de Nicloux les films de Wang (The grief of others), Kurosawa (Vers l’autre rive), Weerasethakul (Cemetery of splendour), Porumboiu (Le trésor), Guerra (El abrazo de la serpiente) étaient portés par cette même conviction fantastique, que la barrière entre le monde réel et celui des fantômes est poreuse. Qu’un même lieu est occupé par différentes strates de réalité, dont il arrive qu’elles entrent en contact.
Le premier élément que les films cités plus haut ont en commun est de concevoir ce contact comme étant fragile. Pareillement à tout ce qui requiert une croyance (la religion, l’amour, etc.), il n’y a pas de preuve, seulement des manifestations fuyantes, des perceptions par des moyens indirects. Ce peut être la parole (chez Weerasethakul et Porumboiu), le montage (chez Wang, Kurosawa, Guerra), Nicloux a pour sa part recours à des méthodes plus directement liées au cinéma fantastique : un plan-séquence délié au cours duquel quelque chose de soi-disant impossible se produit, un surgissement en bord de cadre. Mais ce qui compte n’est pas d’installer à demeure le surnaturel dans le champ de vision des spectateurs, et dans le champ où évoluent les personnages. L’important est que ceux-ci prennent leur décision – y croire, ou pas. C’est un pari, un « leap of faith » selon l’expression anglaise. Le second élément que les films cités plus haut ont en commun est que leurs héros finissent tous par faire ce bond dans l’inconnu ; cette profession de foi. Ils y gagnent un regard neuf à porter sur le monde, et de là un élan renouvelé à insuffler à leur vie. Lorsqu’Isabelle et Gérard ont tous deux atteint ce point, qui les réunit, le film peut prendre congé d’eux.
VALLEY OF LOVE (France, 2015), un film de Guillaume Nicloux, avec Isabelle Huppert et Gérard Depardieu. Durée : 92 min. Sortie en France le 17 juin 2015.