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Vers l’autre rive est l’une des rares œuvres strictement sentimentales de Kiyoshi Kurosawa. Au confluent de ses cinémas, elle se nourrit des expérimentations formelles récentes de son auteur et de motifs typiques de ses classiques de l’effroi. Un film profondément généreux.
Sans parler de film-somme, appellation tentante tous les deux films chez les auteurs approchant la soixantaine, Vers l’autre rive possède une importance particulière dans l’œuvre de Kiyoshi Kurosawa. C’est un retour à la maison, entre deux voyages hors du Japon. Le premier en Russie en 2013 pour Seventh Code (Prix de la mise en scène à Rome, inédit en salles), le suivant en France en 2015 avec La femme de la plaque argentique (tourné en début d’année avec Tahar Rahim et Constance Rousseau). Dans Vers l’autre rive comme dans Seventh Code, un personnage pose ses valises dans un lieu qu’il ne devait que traverser, après qu’il a déjeuné dans un restaurant dont il ne pouvait payer la note. Engagé au sein de l’équipe, accepté par la communauté, il y séjourne quelques temps. Kurosawa donne l’impression de se laisser porter de la sorte ces dernières années. Pour stimuler l’inspiration, il n’y a rien de tel. Hirokazu Kore-Eda et Naomi Kawase, pour le comparer à ses deux compatriotes de la Sélection officielle cannoise de 2015, semblent à l’inverse avoir trouvé une formule gagnante et veillent à ne rien bousculer. Très loin de l’esprit aventureux de Kurosawa qui, après un court-métrage de kung-fu social (Beautiful New Bay Area Project), un long d’espionnage russe doublé d’un clip de J-Pop (Seventh Code), et avant son passage en France, a donc réalisé ce beau film d’amour à la maison. Qui lui donne d’ailleurs l’occasion de filmer ce qui doit être la seule scène de sexe de son œuvre, aussi prude soit-elle, depuis une trentaine d’années et ses débuts dans le Pinku Eiga.
En marge de cela, en soi, Vers l’autre rive n’est pas un film du renouveau ; c’est seulement sa place dans l’évolution de sa carrière qui le rend constitutif d’un allant général. L’importance que l’on peut lui conférer vient d’une volonté d’irriguer ce film strictement sentimental, proposition minoritaire dans son cinéma (License to live, Tokyo Sonata), de motifs du cinéma d’épouvante (des apparitions fantomatiques proches de celles de Kaïro, entre autres) et de jeux de lumière et de fumées devenus la marque de fabrique de son cinéma depuis les années 2010 (Shokuzai, Real). Kurosawa est en pleine possession de ses moyens, et le montre à chaque scène. Sans pour autant faire de Vers l’autre rive une compilation sans âme de ses meilleurs effets. L’intrigue est trop épaisse, ses chemins de traverse trop nombreux pour risquer d’être réduit à cela. L’histoire est celle de Yusuke, mort depuis trois ans, qui rentre chez lui et retrouve sa femme Mizuki. Il lui propose de revoir tous les endroits où il a séjourné depuis qu’il est fantôme. Constante chez Kurosawa, le spectre entretient un lien concret avec le réel, il est consistant et prend les transports en commun comme tout le monde quand il s’agit de se déplacer. Yusuke et Mizuki voyagent ainsi de village en village et retrouvent les dernières fréquentations du mari. La bonne idée de Kurosawa après deux premières pauses laissant supposer d’un film à sketchs répétitif étant de briser le schéma à mi-parcours, et d’intégrer de nouveaux enjeux dans la seconde partie du récit (notamment avec l’intervention d’un proche de Mizuki, pour la plus belle scène du film).
Au cours de leur voyage, les connaissances de Yusuke se révèlent elles-mêmes, ou révèlent avoir autour d’elles des proches, dans le même état transitoire que le protagoniste. Un mort se retrouve même à en porter un autre plus âgé sur son dos, pour une relecture décalée de La ballade de Narayama. Kurosawa tisse un entrelacs de personnages décédés, endeuillés, parfois les deux à la fois. Ses fantômes sont le plus souvent ignorants de leur condition, comme ceux de Kaïro, de Real ou même l’adolescent de License to live, de retour pour un passage éphémère parmi les siens après s’être réveillé de dix ans de coma. L’éveil momentané des défunts s’accompagne à chaque fois d’un chant de cigale ou de grillon dans Vers l’autre rive. Le premier insecte est effectivement associé à la notion de résurrection au Japon, le second à la vie éternelle mais plutôt dans la culture chinoise. Reste que dans Tokyo Heaven de Shinji Sômai (1990), proche de Kurosawa, l’héroïne de retour sur terre après avoir trouvé la mort dans un accident est accompagné dans ses aventures par un homme-grillon. Tant mieux si le chant est difficile à identifier, cela permet de cumuler les notions de résurrection et d’éternité, soit une perspective heureuse pour tous les personnages du film. Malgré la violence et la douleur du deuil.
Si les disparitions de Kaïro (2001) semblaient faire écho aux vagues de suicides remarquées après l’éclatement de la bulle économique japonaise, celles de Vers l’autre rive sont immanquablement rattachées à la souffrance du peuple depuis la catastrophe de Fukushima en mars 2011. L’errance entre vie et mort, le passage d’un état à l’autre, intéresse toujours Kurosawa. Seulement, leurs réapparitions usuellement bouleversantes pour l’entourage des disparus le sont moins ici du fait que le personnage de Yusuke reconverti en maître de conférences sur la métaphysique dans le dernier village parvient à aider son prochain à relativiser. «La vacuité n’est pas dénuée de sens» déclare-t-il à l’assemblée. Un mort n’est jamais totalement absent pour Kurosawa, mais si le manque se fait trop fort malgré tout, c’est sa propre existence qu’il invite à mettre en perspective au sein de l’univers. Le discours est charmant mais pas renversant, s’il est si agréable à entendre, c’est parce que Yusuke le prononce les yeux plongés dans ceux de sa femme. Peu avant et peu après, l’entendre dire «Je t’aime» et «Pardonne-moi» enchante tout autant.
VERS L’AUTRE RIVE (Kishibe no tabi, JAPON-FRANCE, 2015), un film de Kiyoshi Kurosawa, avec Eri Fukatsu, Tadanobu Asano, Masao Komatsu. Durée : 128 minutes. Sortie en France le 30 septembre 2015.