L’ÉTREINTE DU SERPENT : les blancs ne savent pas tripper

À quarante ans d’intervalle, deux explorateurs européens menés par des guides indiens s’enfoncent dans la jungle amazonienne en quête d’une plante miraculeuse. Plus ils avancent et plus ils perdent pied, tandis que la forêt étend son empire sur eux comme le film sur son public, avec la même ambition de transformer sa proie de fond en comble.

Dans sa forme, le colombien L’étreinte du serpent est par bien des aspects le complémentaire de l’argentin Jauja passé par Cannes un an avant lui. Géographiquement la jungle remplace le désert, et le cœur du continent sud-américain sa bordure ; visuellement l’emploi du noir et blanc prend la relève du format 4/3 comme moyen de rompre les habitudes de notre perception ; et humainement, nous ne partageons plus la compagnie d’un soldat danois mais de scientifiques allemands. Sur le fond, les deux films ont en ligne de mire le même horizon, ainsi seule la voie empruntée pour l’atteindre diffère. L’étreinte du serpent comme Jauja sont des injonctions à se perdre, à jeter par-dessus bord les fondements de notre système de valeurs « d’hommes blancs » : nos repères, nos ambitions, et avant tout notre soif de contrôle sur nos vies et sur celles qui nous entourent, qu’elles soient humaines, animales, végétales.

Le film est lui-même l’exemple de ce qu’il défend, en constituant un écosystème multiple et viable pour tous, sans qu’une unique espèce ne devienne le tyran et l’ennemi de toutes

Cette volonté obsessionnelle que les choses du monde aient un ordre, et que l’homme soit au sommet de celui-ci, est détricotée maille après maille par L’étreinte du serpent. L’extrême violence latente qui l’accompagne est retournée contre elle-même coup par coup, au fil des épisodes qui jalonnent la progression à l’aveugle dans la jungle. Le film se mue en une succession de scènes souvent choquantes (la récolte du caoutchouc, le village rasé), toujours improbables et insaisissables, au trouble redoublé par le système d’échos mis en place par son auteur – les deux expéditions traversent les mêmes lieux et rencontrent les mêmes gens à quarante ans d’écart, avec toute l’évolution non maîtrisée entre les deux époques que cela implique. En point d’orgue de ce jeu de miroirs déformants, trône la découverte d’une mission catholique livrée à l’abandon et qui a mal tourné, jusqu’à devenir une secte sauvage dont l’apparition hallucinée réveille le souvenir du camp du Colonel Kurtz dans Apocalypse now.

EL ABRAZO DE LA SERPIENTE de Ciro GuerraL’odyssée à travers les profondeurs de l’Amazonie dans laquelle nous sommes embarqués est un voyage intérieur (dans les rêves et la psyché des personnages) autant que réel (jonché de visions spectaculaires de fleuves, plantations, forêts) ; global (la plupart des méfaits causés par les colons et leur appât du gain, aux indiens et à leur habitat, sont balayés par le récit) autant qu’intime (chaque protagoniste, indigène ou étranger à la jungle, charrie avec lui ses blessures et aspirations personnelles, qui sonnent toujours juste). L’étreinte du serpent l’emporte à chaque fois sur les deux tableaux, aucun aspect n’en écrasant un autre. Le film est ainsi lui-même l’exemple de ce qu’il défend, en constituant un écosystème multiple et viable pour tous, sans qu’une unique espèce ne devienne le tyran et l’ennemi de toutes. Ce doit être ça, la jungle : c’est beau, c’est fou, c’est dense, et derrière l’apparent désordre c’est très intelligemment mené, jusqu’à une conclusion à la fois attendue (le cliché du ‘trip’ shamanique) et casse-gueule (trouver la manière de l’exprimer à l’écran), mais qui se glisse entre ces deux écueils pour n’être qu’une chose – réussie. Elle nous rend au monde connu dans le même état inconnu, bouleversé de l’intérieur, que son protagoniste blanc.

L’ÉTREINTE DU SERPENT (El abrazo de la serpiente, Colombie, 2015), un film de Ciro Guerra, avec Nilbio Torres, Antonio Bolívar, Yauenkü Miguee, Jan Bijvoet, Brionne Davis. Durée : 128 minutes. Sortie en France le 23 décembre 2015.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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