Entretien avec la réalisatrice Josephine Decker, trésor caché du cinéma américain contemporain

A l’occasion de la présentation de son troisième film de fiction Madeline’s Madeline au Champs Élysées Film Festival, et alors qu’elle tournera le suivant cet été avec Elisabeth Moss, nous avons souhaité rencontrer Josephine Decker, cinéaste d’exception et secret le mieux gardé du cinéma américain actuel.

 

Butter on the Latch (2013) et Thou Wast Mild and Lovely (2014), les deux premiers long-métrages de Josephine Decker, sont toujours inédits en France. A nos yeux, c’est une aberration. Tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, sur grand ou petit écran, il faudra que chacun puisse les découvrir. Le critique du New Yorker Richard Brody abonderait sans doute en ce sens si on le sensibilisait à ce manque hexagonal, lui qui avait placé les deux films dans son classement des dix meilleurs de l’année 2014, respectivement à la dixième et à la seconde place.

 

 

Durant à peine 150 minutes cumulés, il fut d’autant plus agréable de découvrir à la chaîne ces deux premiers films de Josephine Decker, procurant le sentiment de se familiariser de façon expresse avec une œuvre certes jeune mais déjà cohérente, imposante, renversante. Face à chacun, il y a ce sentiment prégnant durant plusieurs dizaines de minutes que le film n’est autre qu’une expérience sensorielle, une invitation à partager les sentiments et les troubles de jeunes femmes à la fois décidées et fragiles (ravages sur l’amitié dans Butter on the Latch, sur la romance dans Thou Wast Mild and Lovely). On s’en contenterait déjà amplement, tant l’étourdissement se meut en éblouissement puis, sans que tout se remboîte, car elle chérie le mystère, Decker prend néanmoins la décision de rendre subitement ses films plus net, comme si les spectateur·trice·s pouvaient enfin prendre du recul ou chausser des lunettes, désormais capables de comprendre les désirs profonds des personnages, l’entrelacement des enjeux, l’ultime direction.
C’est encore le cas avec le dernier acte de Madeline’s Madeline (2018) – lui aussi inédit, mais frais, l’espoir est plein ! – qui parvient dans un même élan final à déréaliser comme jamais la situation dans laquelle se trouve physiquement son trio de personnages – une apprentie comédienne, éreintée par les amours que lui portent sa mère et sa professeure de théâtre – tout en clarifiant les tenants et aboutissants de leur relation triangulaire.

De film en film, on relève un plan analogue : le personnage féminin principal est allongé sur le sol, et la caméra l’accompagne de telle sorte que l’horizon bascule. Passent autant l’idée d’une perception divergente de la réalité chez le protagoniste que celle d’une approche décalée du monde chez Josephine Decker.
Les pieds sur terre, depuis Los Angeles mais en partance pour New York, depuis son salon mais sans oublier de jeter un œil à sa fournée de pommes de terre, webcam embarquée, la réalisatrice se montre même capable d’insuffler de la vie à une interview Skype. Il en reste aujourd’hui cette trace écrite :



Je ne sais pas si cette remarque va vous flatter ou vous déplaire, mais je ne m’explique pas la méconnaissance de votre cinéma en France…



Chaque pays est différent. La France a la réputation d’être un pays très cinéphile donc je serais ravie d’y être appréciée, mais… ça peut prendre du temps. Hollywood est fait ainsi, chacun doit faire ses preuves, parfois pendant une vingtaine d’années avant d’avoir une chance d’être repérée. Pour revenir à mon cas et à la France, il y a au moins Thou Wast Mild and Lovely qui a été montré à la Cinémathèque à Paris en 2016. J’en garde un excellent souvenir !

 

 

A observer les protagonistes de vos films, on en vient toujours à se demander : quelle est la part d’autobiographie dans vos récits ?



Elle existe toujours en tout cas. Curieusement, ça l’est en particulier dans Thou Wast Mild and Lovely où j’avais le sentiment que chaque personnage représentait une part différente de qui je suis : une jeune femme avec une approche du monde très créative mais aussi un peu manipulatrice ; le mec qui se comporte un peu plus comme une chiffe molle ; le père et sa cruauté. Quant à Butter on the Latch, l’histoire est inspirée d’une relation amicale avec une autre femme, et de la façon dont elle s’est brisée. Cette rupture a été beaucoup plus douloureuse que celles que j’ai pu expérimenter en amour, car on ne s’attend pas forcément à ce qu’une amitié doive s’arrêter un jour. Dans le cas de Madeline’s Madeline, la mise en projet du film est un peu le film lui-même, donc ça le rend forcément très « autoréférentiel ».

Quitte à déceler un aspect autobiographique dans Madeline’s Madeline, je vous aurais plus retrouvé en… Madeline. Peut-être parce que c’est une comédienne qui prend conscience que diriger les autres lui convient mieux que l’inverse.



Sauf que ça ne s’est pas vraiment passé comme ça dans mon cas ! Je réalisais des courts-métrages et des documentaires depuis plusieurs années déjà lorsque j’ai commencé à jouer dans des films. La plupart des rôles m’ont été proposés par des cinéastes. A force de se voir en festivals, nous sommes devenu·e·s ami·e·s et je me suis retrouvé à tourner dans leurs films (elle a rendu la pareille à Joe Swanberg et Geoff Marslett, tous deux au générique de Thou Wast Mild and Lovely, ndlr). Personnellement, je me trouve toujours nulle en tout cas ! (rires) Pour revenir à Madeline, la connexion la plus forte avec elle serait sans doute sa relation à sa professeure de théâtre Evangeline, qui semble sécurisante dans un premier temps, puis de moins en moins ensuite. J’ai personnellement connu des collaborations professionnelles aussi déroutantes que la leur. J’avais envie que Madeline’s Madeline évoque le type de processus créatif que je mets moi-même en place avec mes films, et de m’interroger sur ma propre éthique : est-ce que j’exploite mes collaborateur·trice·s ? Est-ce que je produis quelque chose de beau ? Les deux à la fois, peut-être !

 

 

Votre scepticisme quant à votre jeu l’explique peut-être, mais pour quelle raison ne jouez-vous jamais dans vos films, de fiction du moins ?


Ce fut le cas très récemment puisque je viens de réaliser et de jouer dans un épisode la nouvelle saison de Room 104, la série HBO dont Mark Duplass est le showrunner. Je le connaissais depuis longtemps mais nous ne sommes devenus amis que récemment, notamment après qu’il ait vu Flames (2017). C’est d’ailleurs un film que j’ai coréalisé avec mon ex-petit ami Zefrey (Throwell, ndlr) et dans lequel je suis, mais on ne peut effectivement pas aisément dire que j’y joue un rôle car ce n’est pas vraiment une fiction. Mark en a aimé l’aspect très intime et vulnérable, et m’a donc proposé Room 104. Dans Flames, c’était plus de la performance artistique que du jeu, donc c’est avec cet épisode que je me suis dirigé pour la première fois. L’inquiétude que j’avais quant à la transmission des indications, contrairement à lorsque je dirige une actrice ou un acteur, s’est rapidement estompée parce que le tournage télé est très rapide, et ne m’a pas tant laissé le temps de réfléchir à ça… Ce fut un bonheur à tourner mais le constat reste le même : ce que j’adore, c’est réaliser !

La caméra se déplace souvent comme si elle était vivante dans vos films. Elle se laisse distraire d’une conversation par des voitures à l’arrière-plan au début de Butter on the Latch, elle semble s’éclipser sur la pointe des pieds à la fin du film, elle épouse le point de vue d’un chat dans Madeline’s Madeline, entre autres exemples. Cela a-t-il une signification particulière ?



Tout à fait, je vois la caméra comme l’une des entités du film. Plus exactement, c’est l’esprit à travers lequel on voit le film. Donc la caméra est bien vivante, et même quand elle est immobile sur son trépied dans un coin de la pièce… elle a seulement l’air morte ! J’essaie d’insuffler un véritable sentiment de vie aux mouvements de la caméra, afin qu’elle puisse flotter, ou marcher, et ressentir des choses, et qu’elle ait même des intentions au même titre que les personnages.

Il y a quelques jours, mon fils de 4 ans a dit quelque chose qui m’a interloqué : « Tous les gens qui sur Terre sont dans ma vie…

 »

(Coupant avec enthousiasme) Je pensais exactement la même chose quand j’étais petite ! Je supposais que tous les gens dans la rue étaient là pour moi, et je me demandais pourquoi le monde faisait de tels efforts rien que pour moi. Je voyais une voiture rouler au loin, et je m’interrogeais : « Cela ne m’apporte rien que ce type là-bas conduise sa voiture, alors pourquoi le fait-il ? » (rires). Et donc, vous avez pensé à cela pendant Madeline’s Madeline ?

Oui ! D’une part pour le personnage de Madeline parce que la tournure des événements mais aussi leur répétition resserre le monde sur elle, et d’autre part lors de la scène de performance durant laquelle la troupe de théâtre mime en temps réel chacun des gestes qu’improvise Regina…



Je vois. Et cela me semble logique du fait que le film puisse facilement être perçu comme « mental », comme si tout se déroulait dans l’esprit de Madeline. Mais c’est peut-être aussi parce que j’ai souhaité parler de la famille en tant que cercle, un cercle qui se constitue autour de l’un de ses membres. Quand une personne est jeune, et plus particulièrement si elle est fragile psychologiquement, comme ici Madeline, elle va alors concevoir la famille comme un cercle protecteur, voué à arranger tous ses problèmes potentiels, mais c’est une distorsion de la réalité. En grandissant, on réalise que le monde connaît ses propres règles, et qu’il s’agit bien d’un autre cercle, mais plus large et aucunement protecteur. On réalise qu’il n’y pas de « safe space ».

Madeline est entourée de sa famille, mais aussi d’une famille d’adoption : sa classe de théâtre devient son second cercle. Il y a tant d’animaux qui apparaissent dans le film que j’y voyais presque une métaphore de la sauvagerie s’opposant à la domestication…



Je n’ai pas pensé à une métaphore animale mais ce qu’il y a de sûr, c’est que les animaux jouent un rôle-clé dans le film, et dans l’expérience humaine en générale. J’ai beaucoup écouté « Rhapsody in Blue » de Gerswhin pendant la préparation du film parce qu’il y fait énormément de répétitions, et je voulais que Madeline’s Madeline s’en inspire au point d’être narrativement plus proche d’une musique que d’une intrigue de cinéma. Pour cela, je voulais donc faire apparaître certains motifs, puis les faire réapparaître encore et encore. Pendant l’écriture, je me retrouvais à me faire des remarques comme : « Tiens, ça fait quinze pages qu’il n’y a pas eu de chat… ». In fine, le motif du chat est presque devenu le symbole du passage entre l’espace mental et le réel.

 

 



Les répétitions, les multiplications, celles des animaux, des habits, mais aussi des phrases qui résonnent d’une séquence à l’autre, ou encore les actrices principales de vos films précédents qui ressurgissent discrètement dans Madeline’s Madeline, on est presque dans un rêve, non ?



Oui, j’ai vraiment voulu que le film ressemble à un rêve. Ceci dit, le scénario définitif est beaucoup plus sensé que ne l’était la première version. A l’origine, Madeline’s Madeline était nettement plus étrange, c’était presque Alice aux pays des merveilles. La dernière partie répond à une narration un peu plus classique.

C’est le cas, et en même temps le grand final tient encore plus du fantasme que tout ce qui le précède. J’aime beaucoup dans vos trois films de fiction à quel point une grande scène finale – choc dans Butter on the Latch et Thou Wast Mild and Lovely mais plus tendre dans Madeline’s Madeline – vient tout chambouler, remet les choses en perspective et donne une cohérence nouvelle à l’ensemble. En termes d’écriture, comment négociez-vous ce passage de sentiments bruts vers quelque chose de plus concret ?



C’est intéressant parce que la première version du scénario comportait un moment marquant particulièrement violent, mais je n’en étais pas contente. Au fil du récit, on apprend à connaître Madeline, et en particulier le fait qu’il soit continuellement difficile de prédire si sa prochaine action sera douce ou rêche. Il me semblait donc plus logique de ne pas trancher de la sorte la concernant. De plus, pour les spectateurs qui seraient déjà familiers de mes films, il aurait été trop prévisible que le personnage connaisse un accès de violence, qu’elle tue Evangeline par exemple. J’ai opté pour une fin à la fois plus mystérieuse et plus réaliste quant à la représentation d’un protagoniste à l’esprit morcelé, et qui à mes yeux ne peut trouver de réconciliation avec elle-même qu’à travers l’art et la création.

Tout à l’heure, vous avez mentionné la différence entre le « jeu » et la « performance », et vos films semblent parfois travailler cette frontière. Notamment le dernier acte de Madeline’s Madeline, qui met en scène une performance collective qui existe aussi en tant que telle pour les comédien·ne·s lors du tournage…



C’est juste, et d’ailleurs la majorité des performances que j’ai moi-même réalisées ne l’ont pas été pour des films : il s’agissait de performances artistiques, de danse, de musique ou encore de théâtre. Tout cela me manque un peu depuis quelques années, et je pense que c’est pour cela que ce type de performances réapparaissent aujourd’hui dans mes films.

Je découvre aujourd’hui que vous parlez couramment français… Vous aimeriez jouer dans des films en France ?



J’adorerais ! Parmi mes films préférés, beaucoup sont français… Il faut dire que j’ai grandi avec un père qui était fou de la France, j’y ai passé de nombreux étés dans ma jeunesse. J’aime les films de Godard, de Truffaut, notamment Jules & Jim (1962). J’aime bien aussi Jean-Pierre Jeunet. Quand j’étais plus jeune, j’ai passé le concours de la FEMIS mais lorsque j’ai mentionné Jeunet, on m’a répondu que c’était du cinéma commercial et que faire cette école ne risquait pas de m’aider à devenir comme lui ! Cela va sans dire que je n’ai pas pu intégrer la FEMIS… Aujourd’hui, je ne m’offusquerais plus si on me disait que son cinéma est commercial, mais je n’oublie pas à quel point j’ai aimé Delicatessen (1991) ou Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001). Ce sont les films de Jeunet qui m’ont donné envie de devenir réalisatrice. J’adore aussi Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg (1973), le montage de ce film est incroyable. Mais je pense que Babe, le cochon devenu berger (Chris Noonan, 1995) reste mon film préféré au monde ! (rires)

 

Et parmi vos contemporains ?


J’aime beaucoup Darren Aronofsky et Andrea Arnold. Mon Dieu, Holy Motors de Leos Carax (2012), je m’en suis pas remise… Il y a aussi une jeune cinéaste américaine que je trouve formidable, c’est Sophia Takal. Son film Always Shine (2016), vous allez l’adorer, j’en suis persuadée (prédiction avérée, un thriller meta très intelligemment mis en scène, superbement interprété, notamment par Mackenzie « San Junipero » Davis, ndlr).

 

 

Est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots à propos de votre futur projet ?

Le film s’appelle Shirley, il s’agit d’une adaptation du roman du même nom de Susan Scarf Merrell. L’adaptation est signée Sarah Gubbins, la co-créatrice de I Love Dick avec Jill Soloway, et une fois n’est pas coutume, je serai seulement réalisatrice. Le tournage est prévu pour cet été. Le film racontera l’emménagement d’un couple auprès d’un autre, formé par la spécialiste du roman horrifique Shirley Jackson – qui sera interprétée par Elisabeth Moss – et de son mari et professeur d’université (Michael Stuhlbarg). Cette relation va virer au psycho-drame mais servira Jackson pour son roman suivant. Personne n’écrit des personnages féminins aussi profondément riches que Shirley Jackson et Sarah Gubbins. C’est un honneur de donner vie à leur « sorcellerie féminine » !

 

Propos recueillis via Skype par Hendy Bicaise, traduits de l’anglais pour la première moitié de l’interview, la suite s’étant déroulée en français.

La question à propos de Shirley est reprise d’une interview accordée au site Deadline, sur une suggestion de Josephine Decker.

Pour la mise en relation avec J. Decker, merci à Claire Vorger et Vanessa Fröchen (attachées de presse du Champs Elysées Film Festival), à Chantal Lian (progammatrice du CEFF) et à Jerry Li de Visit Films.

 

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

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