MAD MAX : FURY ROAD est la parfaite synthèse mutante de ses trois ancêtres

Mad Max est une histoire qui finit bien. Très discutable à l’écran, l’affirmation ne souffre aucune contestation lorsque l’on s’intéresse à la progression cinématographique de la quadrilogie, de film en film, avec George Miller dans le rôle du héros torturé, impulsif, et difficile à suivre.

Au premier coup d’œil, Mad Max : Fury Road est apparu à l’horizon comme un quatrième épisode (re)venant de nulle part, mi triste reboot opportuniste (changement d’acteur, coup de fouet à la carrière d’un cinéaste parti sur une toute autre voie avec ses trois réalisations précédentes étalées sur vingt longues années – Babe, Happy feet 1 & 2), mi post-scriptum tardif à une trilogie claudicante, déroulée dans le sillage gênant du premier bloc de films Star Wars. La bombe Mad Max 1 ne devait évidemment rien à personne mais ses deux suites directes ont été parasitées par la révolution accomplie par l’autre George, Lucas. À trop chercher à décalquer les procédés et desseins narratifs de ce dernier, Miller s’est égaré, son identité propre s’est affaiblie comme la peau de chagrin, entraînant ses films sur une pente descendante. Trois décennies plus tard, Mad Max : Fury Road déboule en pulvérisant toutes les craintes qui le précédaient, et fait la synthèse miraculeuse du meilleur de chacun de ses prédécesseurs pour donner enfin vie au Mad Max définitif, pleinement abouti.

Dans Mad Max 1, on ne voit rien de la fin du monde, mais on en ressent l’onde de choc avec une violence rarement atteinte

L’ombre de Star Wars plane surtout au-dessus de Mad Max 2, le plus délicat de tous à concevoir, puisque s’y joue l’énorme changement d’échelle entre le dénuement du premier film et la possibilité soudaine de montrer tout ce que l’histoire imaginée par Miller suggère et convoque. Le monde post-apocalyptique dans lequel est censé se dérouler Mad Max 1 est un décor abstrait de théâtre, son existence graphique étant réduite aux fragments permis par le budget dérisoire. Entre les mains de Miller, comme de tout cinéaste inspiré, ce défaut de représentation devient une chance – celle de transformer la contrainte en inspiration, de trouver des chemins détournés pour transmettre au spectateur le tempérament, l’atmosphère, le mobile du film. Concrètement, dans Mad Max 1, on ne voit pour ainsi dire rien de la fin du monde ; mais on en ressent l’onde de choc avec une violence rarement atteinte. Car si la dévastation et la ruine n’apparaissent pas à la surface de l’œuvre (l’écran), elles s’approprient son corps entier – son écriture, son incarnation, par-dessus tout son montage. George Miller projette à nos yeux hagards un cinéma venant réellement du monde d’après la catastrophe, plutôt que l’observant de l’extérieur. C’est un cinéma en lambeaux, sauvage et heurté car il ne reste rien d’autre à semer.

Le récit mis en pièces, démantibulé, en est la victime et la preuve. Il n’est plus question de parcours, de logique dans Mad Max 1, où seuls subsistent un état (la folie) et une situation (le combat) reconduits à l’infini – au sein du film puis, par un effet de résonance exponentiel, de film en film. Ainsi dès le premier volet, le titre Mad Max se révèle réducteur, car tout le monde est fou dans la vision de Miller. Il y a cinquante nuances de fous (les fous barbares et les fous impuissants, les fous solitaires et les fous avides de pouvoir, les fous ingénieux et les fous dégénérés, etc.), mais une constante : nul n’échappe à la folie. L’apocalypse a ravagé le monde et plus encore la société, dont tous les garde-fous – quel terme parfaitement approprié – ont explosé. Les relations humaines sont revenues à l’état sauvage, le combat à la mort est de nouveau la (seule) règle, tous les sentiments positifs et constructifs sont réduits en miettes. Cet effondrement de l’humanité est endossé, assimilé, transcendé par le montage, entité souveraine et furieuse, « Imperator Furiosa » s’accaparant seule les commandes du film et nous jetant physiquement au cœur du fracas de tôle, de sang, de hurlements et de déflagrations qu’est devenue la vie sur Terre.

Mad Max 2 gagne en ampleur épique, au prix d’une érosion de la singularité sauvage de sa galerie de lieux désertiques et de trognes bestiales

Avec sa parade morbide et frénétique d’une déshumanisation parvenue à son terme, Mad Max 1 referme les années 70 en poussant à leur extrême les cauchemars présents à l’état embryonnaire dans les deux matrices de la terreur contemporaine, Duel (1971, le camion-citerne comme monstre pourchassant et dévorant l’humain) et Massacre à la tronçonneuse (1974, la folie qui se développe à la lisière de la communauté). Au contraire de Steven Spielberg et Tobe Hooper qui inspiraient lointainement Mad Max 1, George Lucas colle d’un peu trop près Mad Max 2. Pour réaliser cette suite Miller a disposé de moyens plus conséquents, et il avait le souhait de faire autre chose que dans le premier épisode. Pour élargir le champ de son conte, montrer plus de son monde, la solution la plus naturelle consistait à emprunter la voie de l’aventure épique – voie précisément remaniée de fond en comble par Lucas quelques mois plus tôt. Comme une planète capturée en orbite par la force d’attraction d’une étoile autrement plus grosse qu’elle, il est dès lors difficile pour Miller de faire autrement que de s’inspirer de l’œuvre de Lucas, surtout qu’il n’évolue plus dans son domaine de prédilection. Au bout du compte, il obtient ce qu’il souhaitait : Mad Max 2 gagne indiscutablement en ampleur épique, au prix cependant d’une érosion de la singularité sauvage de sa galerie de lieux désertiques et de trognes bestiales.

Qu’on se rassure, ces derniers sont tout de même toujours là, fidèles au poste. Mais enchâssés dans un cadre narratif plus convenu, où les personnages rentrent dans des cases simplifiées (les bons, les méchants, le héros outsider) et où l’intérêt des enjeux s’en ressent – Max devient un mercenaire détaché du drame, lequel se résume au suspense binaire et superficiel « qui va l’emporter ? ». La virtuosité unique en son genre de Miller, son ton inclassable, sa démesure restent bien vivaces à l’écran, faisant du film un jubilatoire shoot d’adrénaline (en particulier durant son morceau de bravoure, cette poursuite infernale qui remplit tout le troisième acte), mais à vouloir rassembler Mad Max et Star Wars Mad Max 2 échoue un cran en-dessous des deux. Quatre ans plus tard, son successeur s’embourbe un peu plus nettement encore dans cette erreur – avec la circonstance atténuante qu’il n’aurait jamais dû voir le jour. Ce rejeton non désiré était initialement une adaptation de Sa majesté des mouches (d’où la tribu d’enfants surgissant de nulle part au milieu de l’histoire), qu’il a été suggéré à Miller de muer en aventure de Mad Max ; et si le cinéaste se voit associer au générique le nom d’un coréalisateur (George Ogilvie), c’est car il n’avait plus le cœur nécessaire pour s’en acquitter seul après l’accident mortel de son ami Byron Kennedy (à qui le film est dédié) en pré-production.

Toutes les bonnes idées des précédents épisodes se retrouvent dans Mad Max 4 : Fury Road, sous une forme réinventée. En ce sens, Fury Road est bel et bien un reboot

Condamné d’avance, affecté des mêmes travers que son aîné, Mad Max 3 : au-delà du Dôme du Tonnerre est néanmoins traversé de fulgurances qui font qu’on ne peut le balayer d’un revers de la main, ou l’oublier. Il y a bien sûr le Thunderdome, il y a aussi les résurgences du monde d’avant la catastrophe (la carcasse de l’avion au milieu du désert) et la description d’une société nouvelle reformée – avec les mêmes travers qu’avant – sur ses décombres, il y a surtout cet extraordinaire personnage mutant, inclassable, qu’est Master-Blaster. Toutes ces bonnes idées, et toutes celles des deux précédents épisodes, se retrouvent dans Mad Max 4 : Fury Road, sous une forme réinventée. En ce sens, Fury Road est bel et bien un reboot. Il reprend la fureur nihiliste de Mad Max 1 (la survie est l’unique obsession des personnages, et ceux qui s’en détournent pour croire en un espoir mourront), rehaussée des progrès techniques intervenus dans l’intervalle qui permettent à Miller de construire, autour de son montage enragé, une mise en scène hallucinée – la tempête de sable, les nuits américaines – et des scènes d’action démentes, capables de nous atteindre jusque dans notre chair. Il reprend la construction scénaristique de Mad Max 2 (la rencontre fortuite, la fuite éperdue, le demi-tour comme seule issue), à tel point que Mad Max : Fury Road semble être le véritable deuxième épisode que Miller voulait faire depuis le départ. Enfin, il reprend de Mad Max 3 son attrait pour les mutations, qui tourne ici à l’obsession.

Ces différentes mutations, et la cohérence qui s’établit entre elles, donnent pour la première fois à un Mad Max un propos sur le sujet qui obsède la série depuis trente-cinq ans. Chaque cellule de Mad Max : Fury Road est mutante. Les corps ont muté, affligés de tumeurs et autres déformations monstrueuses dans des proportions telles que la naissance d’un bébé sain est vue comme un miracle. Le langage a muté, amalgamant les bribes restantes des cultures populaires et nobles en une matière bâtarde (« Aqua-Cola » pour l’eau, « Octane + » pour le groupe sanguin O+) dominée par un culte mystique de l’automobile. Les véhicules eux-mêmes ont d’ailleurs muté, rafistolés voire fusionnés de façon anarchique, constituant un bestiaire de chimères d’aspect organique sur leurs carcasses de métal quand dans le même temps l’humain s’est mécanisé – le bras de Furiosa, l’armure d’Immortan Joe, les injections des soldats – pour pallier ses insuffisances mettant en péril sa survie. Hommes et machines se rapprochent, se confondent, provoquant la mutation de la société dans son ensemble. Celle-ci est ramenée à une structure animale, où chaque corps social est réduit à la fonction de son corps physique : les bras des soldats, les ventres des mères porteuses, les seins des mères nourricières. Le monde d’après l’apocalypse est retombé dans les tréfonds du Moyen-Âge, à tous points de vue. Et si Lumières il doit y avoir, elles viendront des femmes.

Retrouvez notre critique de Mad Max : Fury Road ici.

MAD MAX : FURY ROAD (Australie, 2015), un film de George Miller, avec Tom Hardy, Charlize Theron, Nicholas Hoult, Hugh Keays-Burn. Durée : 120 min. Sortie en France le 14 mai 2015.