Envoyé spécial à… San Sebastian 2014
Comme à Berlin, l’offre de films est pléthorique. Comme à Nantes, le festival semble parfaitement intégré à la ville, et dimensionné par rapport à elle. Comme à Cannes ou Deauville, la plage attend le spectateur juste derrière le palais du festival – et une autre, plus merveilleuse encore (celle de la Concha, qui donne son nom à la récompense principale de la compétition officielle), est à quelques minutes à pied. Ajoutez la douceur de l’été finissant, l’air marin et la gastronomie locale (tapas et pâtisseries), et vous obtenez l’un des festivals les plus séduisants.
Encore faut-il qu’une fois dans les salles, la valeur des films suive. Comme à Berlin, là encore, quantité ne veut malheureusement pas dire qualité. La compétition de San Sebastian ne compte pas parmi les plus renommées, et presque comme un fait exprès le premier concurrent vu était proprement horrible. Magical girl, de l’espagnol Carlos Vermut, réalise un grand chelem : leucémie, prostitution S-M, prison, récit choral vaguement déconstruit, morale rigoriste (tu trompes ton mari qui t’entretient, tu vas voir ce qui t’arrive), vengeance aveugle, misanthropie délirante qui n’épargne même pas les gamines cancéreuses. Tous les personnages sont coupables d’avoir péché, et cette supériorité que Magical girl s’octroie sur eux est d’autant plus repoussante que le film n’a lui-même rien à mettre à avant. Tout au long de l’élaboration de son guêpier morbide son scénario est laborieux, sa mise en scène hypocrite. Il faut croire que remplir une carte complète du bingo des films de festival est toujours suffisant pour épater un jury, puisque Magical girl est reparti de San Sebastian avec la Concha de Oro et le prix du meilleur réalisateur…
Autre film en compétition, lui aussi hissé au sommet du palmarès (Prix spécial du jury, le Grand prix local), Vie sauvage de Cédric Kahn n’est pas beaucoup plus convaincant. Plutôt barbant, à vrai dire. Le rôle du père rebelle, à fleur de peau, qui ne se contente pas d’être hors système mais se croit même supérieur au système et à ses lois, va évidemment comme un gant à Matthieu Kassovitz – c’est la posture qu’il s’est arrogé vis-à-vis du cinéma français. Mais de la même manière qu’il n’en a rien fait de convaincant dans les films qu’il a réalisés, Vie sauvage ne va nulle part avec son personnage qui, à la suite d’un divorce violent, emmène ses enfants sans retour pendant onze ans. On suit le fade exposé que nous fait Kahn de cette histoire vraie, en attendant en vain que quelque chose vienne rompre la monotonie de ce spot pour le concept annoncé dans le titre. Il n’y a aucune substance derrière le cliché. Aucun enjeu neuf, aucun développement de caractères, aucune confrontation de points de vue ne vient prendre le relais une fois dissipée (rapidement) l’énergie du choc inaugural.
Les choses se passent mieux dans la section « Nouveaux réalisateurs », une des fiertés du festival – des noms tels que ceux de Bong Joon-ho (pour Memories of murder) ou Laurent Cantet (Ressources humaines) y apparaissent au palmarès. Deux films d’Europe de l’Est, tous deux primés, ont permis de confirmer cette bonne impression. Dans le bulgare Urok (de Kristina Grozeva et Petar Valchanov), vainqueur de cette sélection, on suit Nadia, une professeure d’anglais qui, pour payer les traites dues à la banque et ne pas se faire expulser de sa maison avec son mari et sa fille, se retrouve prise dans un engrenage de choix de plus en plus risqués et de situations de plus en plus tendues. Urok ressemble de fait beaucoup à ses voisins roumains : même cadre (un pays pas encore sorti de la misère), même enjeu fondamental (se débrouiller pour tenir jusqu’à demain, financièrement), même type d’héroïne forte. Le couple de réalisateurs ne propose pas de révolution, mais fait preuve de suffisamment d’intelligence pour réussir leur film sur la base de ce programme imposé. Ils le débordent sur les deux flancs. D’un côté en doublant les actes de Nadia dans son quotidien par une leçon de morale qu’elle essaye de donner à sa classe, où un voleur sévit ; de l’autre en permettant toujours à Nadia de se sortir des épreuves qu’elle traverse. Urok évite ainsi le sadisme misérabiliste consistant à faire des croche-pattes au protagoniste et le regarder chuter, et ses pas bien inspirés le conduisent jusqu’à un final astucieusement amoral, façon « il faut un voleur pour attraper un voleur », qui vient couronner cette belle réussite.
Le letton Modris (de Juris Kursietis), mention spéciale, est plus inégal, partageant un peu trop le caractère brouillon et lunaire de son héros adolescent éponyme. Lui aussi va de galère en galère, entre son peu de motivation pour les études, ses engueulades avec sa mère, et la révélation que cette dernière lui a menti à propos de son père, qui n’est pas en prison. Modris perd peu à peu pied, et si les étapes de cette glissade ne sont pas en elles-mêmes toutes très intéressantes, la spécificité de l’endroit où elles se déroulent confère au film une force certaine. La Lettonie apparaît comme un État Big brother où tous vos écarts, d’une amende dans le train à la perte d’un passeport, sont fichés et surtout centralisés, jusqu’au moment fatidique où ce cumul absurde vous envoie en prison. La personnalité quelque peu forcée du héros prend alors tout son sens. Une telle âme, à côté de la plaque et mal à l’aise avec les codes sociaux (mais ne causant pas de tort pour autant), est une cible facile pour un système rigide et mécanique.
Les trois autres sections importantes du festival font dans le recyclage de ce que l’année de festivals a donné, avec tri sélectif. Vers la catégorie « Perlas » sont envoyées les œuvres les plus célébrées, Palme d’Or, Ours d’Or, ou encore Mommy, The tribe, Le conte de la princesse Kaguya… Escobar : Paradise lost est l’exception qui confirme la règle, son existence servant surtout de prétexte pour remettre un prix d’honneur à Benicio Del Toro (comme Equalizer, film d’ouverture du Festival, avec Denzel Washington). Del Toro semble en bonne voie dans son OPA sur les latinos célèbres, mais cet Escobar n’arrive pas à la cheville du Che de Soderbergh. Le personnage du sénateur-baron de la drogue colombien n’intéresse pas le réalisateur Andrea Di Stefano, qui porte sur lui le regard banal et inintéressant de quelqu’un de « normal ». Escobar est un démon très méchant qui fait beaucoup de mal, que le film excommunie hors de son champ après une première heure de Parrain ultra light. On se retrouve alors à suivre la fuite du héros et de sa copine, des gens « normaux », auxquels on est priés de s’identifier et de s’attacher alors même qu’ils sont creux et fades au possible. Comme leurs interprètes, comme la mise en scène – comme tout.
Autre Perle, Retour à Ithaque (prix Venice Days à Venise) de Laurent Cantet tient autrement mieux son rang. Après Foxfire et sa contribution au film à sketchs 7 jours à la Havane, Cantet continue à éviter la France depuis sa Palme d’Or pour Entre les murs. Toujours à Cuba, il filme la nuit de retrouvailles douces-amères de personnages quinquagénaires comme lui, et eux-mêmes touchés par l’exil – une seconde peau à la Havane. Il y a ceux qui sont partis, ceux qui auraient rêvé de le faire, ceux qui ont vu leurs enfants s’en aller… Retour à Ithaque tient de belle manière son point d’équilibre délicat entre le moi et le surmoi de ses personnages : ceux-ci existent en tant qu’individus, tout en étant des témoins convaincants du destin d’un peuple entier, captif d’un demi-siècle de luttes idéologiques et géopolitiques qui le dépasse. Reprenant le dispositif théâtral d’Entre les murs, Cantet signe un film engageant, musical, tendre tout en sachant se montrer rude (le monologue final, flèche en plein cœur).
La section Zabaltegi porte la promesse d’une plus grande altérité, dans les formes comme dans les ambiances, avec à son programme des œuvres telles que P’tit Quinquin, Le challat de Tunis, In the basement… et une découverte à San Sebastian, Violent. Question altérité, on est effectivement servi : le film se passe en Norvège, avec des personnages et acteurs norvégiens, tout en étant écrit et réalisé par un canadien (Andrew Huculiak). Mais si Violent est très soigné stylistiquement, et pose d’excellentes questions sur la solitude et la difficulté à communiquer réellement avec autrui, il s’enferme malheureusement dans le registre du film épiphanique. Pendant quatre-vingt-dix minutes on agite devant nos yeux un mystère, dont la résolution fait office de point final mais s’avère doublement décevante ; parce qu’elle repose sur un artifice inutile, une transcendance en toc, et parce qu’elle tire vers le bas tout ce que le récit a pu initier par ailleurs de beau et d’éloquent, et qui se trouve bloqué par la fermeture narrative du film comme on piège le génie dans sa lampe.
Enfin, la sélection Horizontes Latinos se focalise sur les films d’Amérique Centrale et du Sud. Jauja était là, Güeros a remporté un nouveau prix après celui du meilleur premier film à Berlin. Et nous y avons découvert une pépite : Casa grande, du brésilien Felipe Barbosa. De lui, on vous parle plus longuement ici.
Le 62è Festival international du film de San Sebastian s’est déroulé du 19 au 27 septembre 2014.