BLACK COAL, histoire de fantômes et monstres chinois
Black coal est le troisième tableau d’un triptyque chinois sorti à un rythme de métronome dans les salles françaises : People mountain, People sea en juin de l’an passé, A touch of sin en décembre et maintenant le lauréat de l’Ours d’or au dernier festival de Berlin. Œuvres de cinéastes d’horizons divers et ne s’étant pas concertés, ces trois films affichent pourtant une étonnante – et accablante – cohérence thématique.
Partout où le regard de la caméra se pose en Chine on ne trouverait donc que déliquescence du lien social, primauté de la loi de la jungle, recours au meurtre de sang-froid pour régler les conflits. Une telle forme de mutation de la société toute entière aboutit fatalement à l’apparition de monstres ; des êtres encore partiellement humains mais ayant adopté, bien plus vite et plus en masse que leurs congénères, les traits distinctifs propres à les placer au sommet de la chaîne alimentaire dans le nouvel ordre des choses. La figure du monstre appelle le film de genre, et l’effritement de la frontière précaire entre la collectivité et les ténèbres appelle plus précisément le film noir. People mountain, People sea puis A touch of sin flirtaient avec ses codes, Black coal les embrasse intégralement et permute le rapport de force. Il n’est plus question d’un réquisitoire sociétal teinté de polar, mais d’un polar sur fond de crise de société. Les piliers de Black coal sont ainsi ses protagonistes archétypaux, ex-flic reconverti en détective privé improvisé, femme fatale, et ses accès perçants de violence ou d’effroi – meurtres, confrontations du coupable avec la preuve de ses méfaits.
Dans ces deux domaines le talent du réalisateur Diao Yi’nan s’affirme comme une évidence. Les personnages sont aussi bien développés sur le papier que campés à l’écran (le jury berlinois a été plus marqué par l’acteur Liao Fan, nous par l’actrice Gwei Lun-mei), et les séquences officiant comme points d’orgue de l’intrigue frappent toutes plus fort qu’attendu. Yi’nan y démontre une maîtrise du tempo et du découpage en toutes circonstances : découverte sordide d’un cadavre en ouverture, fusillade statique explosant soudainement, face-à-face final sous la double emprise du Troisième homme et de La mort aux trousses. Au crédit du metteur en scène, il faut également inscrire son savoir-faire dans l’art d’articuler l’importance des décors, d’en faire de véritables lieux de vie et non des arrière-plans morts. Par la manière dont ils sont habités par le film, une teinturerie, une patinoire, un salon de beauté ou même un tunnel routier marquent immédiatement la rétine et sont porteurs de sens.
Yi’nan se satisfait un peu trop vite de ce qu’il a mis en place dans la première partie, se laissant ensuite aller à l’épate dans la forme ainsi qu’à une certaine redondance sur le fond
Black coal a dans son jeu un dernier atout maître. Un joker assassin, tapi dans les marges du cadre – le film traite alors sa présence exactement comme on le ferait pour un fantôme – tant qu’il n’est pas convoqué au centre du récit, à l’instar d’un monstre de conte fantastique. Ce personnage a toutes les qualités pour faire franchir à Black coal un palier, et lui permettre d’exploiter pleinement son potentiel symbolique et effrayant. Au lieu de quoi il est sacrifié au bénéfice d’un whodunit à tiroirs plus artificiel que pertinent, fleurant bon l’esbroufe au même titre qu’une poignée de digressions et autres tricks superflus. Ce n’est pas assez pour gâcher le film, mais suffisant pour lui donner un goût d’inachevé. Yi’nan se satisfait un peu trop vite de ce qu’il a mis en place dans la première partie, se laissant ensuite aller à l’épate dans la forme, donc, ainsi qu’à une certaine redondance sur le fond. Le noir saisissement du début laisse place à une relative monotonie qui consigne Black coal en seconde ligne parmi les rangs des films noirs : ceux à petits destins et petite histoire bien agencés, qui gonflent les muscles pour paraître jouer dans la cour des grands.
BLACK COAL (Bai ri yan huo, Chine, 2014), un film de Diao Yi’nan, avec Liao Fan, Gwei Lun-mei, Wang Xue-bing, Wang Jing-chung. Durée : 106 min. Sortie en France le 11 juin 2014.