LE CONTE DE LA PRINCESSE KAGUYA, le vent se lève aussi chez Takahata
2014 aura vu les deux maîtres vétérans de l’animation japonaise tirer leur révérence. Hayao Miyazaki l’a expressément affirmé (mais on n’est pas tenu de le croire), Isao Takahata s’y refuse (mais lui-même n’y croit pas forcément). Plus que de savoir s’il s’agit de leur « dernier » film, croix de bois croix de fer, ce qui compte est la manière dont les deux hommes composent dans ces œuvres avec leur âge, et leur statut de doyens.
Le concept du « film-testament » est une notion souvent un peu trop commode, car il fournit une grille de lecture toute faite à plaquer sur tout long métrage d’un réalisateur ayant dépassé depuis longtemps l’âge légal de la retraite. N’empêche, lorsqu’un cinéaste se retourne ostensiblement sur son passé, tel Miyazaki dans Le vent se lève (ou, tout récemment, Clint Eastwood avec son clin d’œil à Rawhide dans Jersey boys), il nous invite de lui-même à emprunter cette piste, qui en soi n’a rien de fausse. De même que les films de jeunes ont pour possible raison d’être de renverser la table, les films de « vieux » peuvent avoir comme finalité légitime la transmission d’une expérience, d’une manière d’être au monde, reposant sur tout le vécu accumulé. Comme son associé cofondateur du Studio Ghibli, Isao Takahata adopte ce principe mais de manière moins frontale. À l’autobiographie transparente du Vent se lève, il préfère la voie de l’allégorie et des évocations symboliques.
Takahata aborde, avec l’infinie délicatesse qui le caractérise, la douloureuse question de la fin de vie qui intervient forcément trop tôt, nous laissant avec un lourd bagage de regrets
Dans son premier mouvement, Le conte de la princesse Kaguya n’a d’yeux que pour un bébé. Certes extraordinaire (apparu dans une pousse de bambou, puis grandissant littéralement à vue d’œil), mais observé, couvé uniquement dans la trivialité de son existence : pleurer et rire, téter un sein, ramper puis se dresser maladroitement sur ses jambes. Et lorsque Takahata dessine autre chose au cours de cette ouverture idyllique, c’est vers la nature qu’il se tourne, célébrant sa grâce nichée jusque dans des détails dont on peut imaginer qu’ils viennent de souvenirs d’enfance du cinéaste. La sève des arbres, la rosée sur les prunes, les insectes tapis sous les rochers nourrissent autant de visions de cette beauté éternelle – elle était là avant notre naissance et le sera toujours après notre disparition. Ce moment du départ est le cœur du dernier acte du conte, au même titre que le temps de la petite enfance pour son introduction. Une révélation concernant l’identité de l’héroïne sert de prétexte à Takahata pour aborder, avec l’infinie délicatesse qui le caractérise, la douloureuse question de la fin de vie qui intervient forcément trop tôt, nous laissant avec un lourd bagage de regrets, conjectures et agissements inachevés.
Entre ces deux extrémités vues comme ce qu’il y a de plus important dans notre passage sur Terre, « il faut tenter de vivre » dit Miyazaki en citant Paul Valéry, « il faut tenter de raconter une histoire » répond Takahata. La conjonction de deux signes divins, où le père adoptif de l’héroïne croit lire un message, le pousse à quitter son existence campagnarde pour frayer avec l’aristocratie de la capitale ; la princesse Kaguya devenant alors un simple instrument au service de cette ascension sociale, par l’éducation qui lui est imposée et le mariage prestigieux qui est censé en découler. Le récit de l’obstination aveugle du père, et des stratagèmes d’évitement inventés en réaction par sa fille, est une base à partir de laquelle Le conte de la princesse Kaguya peut s’aventurer dans quantité de directions. La plus évidente est celle de la charge contre la domination des hommes et l’avilissement des femmes au Japon (mais c’est aussi valable pour les autres pays). Usant là de sa posture de doyen pour traiter non plus de la vie en général mais de l’état de la société, Takahata ne retient pas ses coups. Il rend ses personnages masculins plus ridicules les uns que les autres, décrit leur convoitise de Kaguya comme des pulsions de possession et de viol.
Le rendu enfantin auquel Takahata aboutit tire le film vers le haut en l’ouvrant superbement à toutes les inspirations, toutes les fugues
Bien que son fond soit solennel, voire tragique, le film est tout en légèreté, aérien et drôle. Faisant la démonstration de ses talents de conteur malicieux et habile, Takahata prend plaisir à évoquer tantôt Shéhérazade (la princesse objet de désir cachée derrière un paravent et qui démonte les rhétoriques séductrices de ses prétendants), tantôt Ulysse (les aventures des dits prétendants partis en quête de trésors mythiques pour gagner ses faveurs), au fil d’une intrigue aussi malléable que l’est la forme graphique. Celle-ci est la principale source de louanges et de merveilles du Conte de la princesse Kaguya. Takahata simplifie le plus sereinement du monde les traits de crayons, les coups de pinceaux trempés dans des gouaches de couleur vive. Il décante le dessin à l’extrême ; parfois l’écran n’est même pas intégralement rempli. Le rendu enfantin auquel il aboutit, loin de déprécier son film, le tire vers le haut en l’ouvrant superbement à toutes les inspirations, toutes les fugues – dont la plus belle est évidemment celle de l’héroïne, à travers portes, bois et neige pour échapper à son destin écrit par d’autres. Le mouvement semble alors pouvoir emporter toute la matière du film, de son dessin, possibilité enthousiasmante qui revient à la charge chaque fois qu’une telle énergie pénètre l’écran. Porteur d’une beauté et d’une liberté ardentes, le vent se lève aussi chez Takahata.
LE CONTE DE LA PRINCESSE KAGUYA (Kaguya-hime no Monogatari, Japon, 2013), un film de Isao Takahata, avec les voix de Asi Akagura, Kengo Kora, Takeo Chii, Nobuko Miyamoto. Durée : 137 min. Sortie en France le 25 juin 2014.