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Il l’a eue. Nuri Bilge Ceylan tournait autour de la Palme d’Or depuis son apparition sur la scène cannoise en 2003 avec Uzak, qui lui avait valu son premier Grand Prix. Deux autres accessits ont suivi, avant que Winter sleep n’offre finalement au cinéaste turc la récompense suprême. Si le film a toutes les qualités d’un très beau vainqueur, la question des motivations est moins simple à trancher. Winter sleep est-il une simple machine conçue pour gagner, c’est-à-dire pour n’impressionner que le temps du festival, ou est-il porteur d’intentions plus sincères, qui lui permettront de marquer durablement le cinéma ?
S’agissant de durée, celle du film lui-même ne peut évidemment être ignorée. C’est « l’éléphant dans la pièce », comme disent les québécois. En faisant de Winter sleep un pavé de trois heures et seize minutes, Ceylan se place d’autorité sur un pied d’inégalité avec le spectateur (poussant de ce fait nombre de festivaliers à déclarer forfait sans combattre à Cannes), et annonce d’entrée l’envergure de son ambition : la grande œuvre sinon rien.
En ce qui concerne la mise en scène, au sens le plus large (tout ce qui a trait à l’exécution du film, le « comment »), le contrat est rempli sans coup férir, la grande forme parachevée sans le moindre tremblement dans le geste. La maîtrise de Ceylan est totale à chacune des étapes. Le choix des sujets et objets à filmer : les visages des comédiens et les décors dans lesquels ils évoluent, somptueux paysages formés par les montagnes de Cappadoce et les habitations troglodytes impriment superbement leur marque sur la rétine. Leur mise en scène : science du hors-champ, des cadrages pour rompre la litanie du champ-contrechamp, gestion du flot des dialogues. Leur agencement au montage : fluidité du découpage au sein des scènes, renvois et échos effectués d’une scène à l’autre. Winter sleep est une démonstration de force dès sa première séquence d’importance, une longue discussion entre quatre hommes qui tourne à l’aigre à mesure que les points de discorde se multiplient (relation propriétaire-locataire, différence de statut social, passage par la case prison ou religion). Deux choses éclatent au cours de cette scène, les tensions entre les individus, et la majesté de la réalisation qui les englobe.
Cette stature reste de mise durant les trois heures qui suivent, sans jamais faiblir d’un pouce, trouvant toujours matière à se renouveler et surprendre. L’auteur des Climats et des Trois singes excelle à épouser les changements de conditions extérieures (scènes sous la neige ou la pluie, de nuit ou dans des intérieurs à peine éclairés) et d’états intérieurs. Les angoisses et souffrances des personnages, leurs accès de mauvaise foi et leurs moments de faiblesse tiennent à tour de rôle les rênes des scènes de dialogues qui fondent le film. La parole y est ciselée puis chorégraphiée avec soin, car Ceylan connait l’importance des mots, liée au sens précis dont chacun est porteur, et la puissance de leur mise en musique. Il ne se laisse pas pour autant déborder par sa création. Aucune séquence ne s’enlise dans un verbiage sans but. Au contraire, leur conclusion est toujours précisément pensée, clairement gardée en tête, et produite avec assez de force pour décupler leur effet.
Mais au-delà de ce « comment » narratif et visuel, le « pourquoi » compte encore plus pour déterminer l’importance réelle d’une œuvre. Sans maîtrise, la puissance n’est rien, disait la pub, et il en va pareillement pour la virtuosité si elle n’a pas d’autre finalité qu’elle-même, si elle n’est pas au service d’un propos ou d’une émotion qui la dépasse. On redoute à un moment que Ceylan ne succombe au narcissisme, à mi-parcours de Winter sleep, quand le récit se retire du monde exposé en ouverture et se replie en huis-clos avec son trio de protagonistes bourgeois (Aydin le riche homme de théâtre rentier, Nihal sa jeune épouse occupée à ses bonnes œuvres, et Necla sa sœur oisive). L’écueil du film conçu comme une performance façon grand oral – regardez-moi faire le beau, donnez-moi la Palme – n’est alors pas loin, mais le cinéaste reprend le bon cap au cours de la dernière heure, en remettant les agissements et les décisions de ses personnages en perspective dans la société dont ils font partie.
Cette société, c’est la Turquie mais le portrait qu’en dresse Ceylan vaut pour n’importe quel pays malade de son modèle à bout de souffle. Le système se craquelle de toutes parts, sous l’effet du pourrissement auquel conduit l’attitude des différents groupes. Ceux qui en ont les moyens, financiers et intellectuels, n’ont plus aucune volonté de faire progresser la société. Ceux qui sont à l’autre bout du spectre et voient leur horizon se boucher et leurs vies s’enliser, sans que cela ne génère de réaction, s’enkystent dans la rancœur et la misère. La rupture est consommée lors d’un cruel montage parallèle, entre d’un côté la visite rendue par Nihal – de bonne volonté mais sans pouvoir véritable – à des locataires au bout du rouleau ; et de l’autre la fugue d’Aydin, refusant toute confrontation directe (les actes) ou indirecte (les paroles) avec le devoir qui va de pair avec son rang, et qui part se saouler chez un comparse de sa classe sociale.
Alors on comprend que les trois heures de Winter sleep ne sont pas le fruit du laisser-aller ou du nombrilisme, mais représentent le temps nécessaire aux consciences pour s’éveiller, et tenter de briser le cercle stérile des humiliations et servitudes dans lequel la communauté toute entière s’est enfermée. Dans le vrai monde, hors des salles de cinéma, il faut bien des années voire des décennies aux peuples pour initier un mouvement de rébellion, tel celui né sur la place Taksim d’Istanbul en mai 2013 dans le sillage des printemps arabes voisins. Un an plus tard, au sein d’une compétition cannoise où il a beaucoup été question de prémices de révolutions (de toutes sortes : artistique dans Adieu au langage, sociale pour Deux jours, une nuit, nationale à Maïdan…), avec le Grand Prix remis aux Merveilles et la Palme pour Winter sleep, Jane Campion et son jury ont consacré deux œuvres où la tentative d’émancipation, et de bouleversement du cours des choses, se solde par un échec. Épousant ainsi l’amer pessimisme de Nuri Bilge Ceylan face à l’attitude du pouvoir turc, qui a rejeté avec brutalité les aspirations du soulèvement de Taksim. Car la conclusion que Ceylan donne à Winter sleep est un constat funeste, et funèbre. Abandonnant tout espoir, chacun se cloître à l’écart des autres en attendant que passe l’ère glaciaire qui s’étend sur la société comme la neige remplit le plan large final.
WINTER SLEEP (Kis Uykusun, Turquie, 2014), un film de Nuri Bilge Ceylan, avec Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbag. Durée : 186 min. Sortie en France le 6 août 2014.