Dans un monde renversé, Ulrich Seidl serait le roi

Sa trilogie Paradis aujourd’hui bouclée, Ulrich Seidl revient au documentaire pour montrer ce que cachent les sous-sols des maisons de son Autriche natale. Fidèle à ses obsessions, il filme tout ce qu’il peut y trouver de rance, d’inquiétant et de pervers : xénophobes, nostalgiques du IIIème Reich, tordus en tous genres, couples SM, etc. Plus qu’un catalogue de bizarreries, Sous-sols (In The Basement en VO) décrit finement un monde renversé où l’anormal est la norme et où l’ordinaire devient risible.

C’est une bonne idée, la cave. Le cinéma a des trucs à y faire. Fermée, isolée de la lumière extérieure, loin des bruits de la rue, elle est un lieu propice au phantasme, comme la salle de projection. Mais qui peut croire que c’est ça qui nous pousse à regarder un film dédié au sous-sol ? L’excitation à l’idée de découvrir Sous-sols tient à des raisons bien moins glorieuses intellectuellement : la promesse de voir le pire du pire d’un pays (un exploit inédit, mine de rien, parce qu’il s’agit de transformer en exhibitionnistes des personnes faisant leurs trucs à l’abri des regards) et la garantie que celui qui nous sert de guide ne prendra pas de pincettes. Chez Ulrich Seidl, on chante avec un drapeau dans le cul (Dog Days), on écume de la même manière hospices de vieux et bars à putes (Import/Export), on part en Afrique nouer un petit ruban autour de la queue d’un autochtone (Paradis : Amour), etc. S’en offusquer est un combat d’arrière-garde.  Alors quand le cinéaste décide de descendre sa caméra dans la cave, il ne remonte pas avec une bonne bouteille, mais avec un plug anal ou un portrait d’Hitler (son propriétaire raconte qu’on lui a offert pour son anniversaire, un « cadeau touchant »). Nous sommes au pays de Freud et de Joseph Fritzl, où l’en-dessous équivaut à l’inconscient, où les ogres enferment leurs enfants et leurs font des enfants. Seidl s’avère toutefois suffisamment honnête pour dire que tout n’est pas pourri sous la maison. Il fait aussi des portraits de gens ordinaires, en situation, des plans larges, frontaux et longs, sur des personnes raides comme des piquets. Ne descendez pas à la laverie quand Ulrich Seidl filme, il réussirait à vous faire passer pour un débile profond, risible.

L’intérêt de Sous-sols est de vouloir nous faire rire, non pas des déviants, mais des ordinaires, de ceux qui ne font que passer dans le sous-sol et n’y font rien de choquant.

IN THE BASEMENT d'Ulrich SeidlRisible ? Libre à vous de rire ou pas, c’est ce que semble impliquer la neutralité de ses prises de vues. Sauf que l’objectivité, ça n’existe pas, et qu’il paraît évident, à le voir s’attarder sur les gens sans histoire, à qui il ne donne pas la parole, que Seidl ne cherche pas autre chose que la moquerie. Là est sa roublardise, là est l’intérêt de Sous-sols : ceux dont il veut nous faire rire, ce sont les ordinaires, ceux qui ne font que passer et ne font rien de choquant. Sa ménagère, il la fait se tenir à côté d’une machine à laver le linge, la filme entre deux cycles d’essorage, et la durée du plan déclenche tôt ou tard un ricanement. Les autres – nazis, fous d’armes, fouetteurs de fesses, athlètes de la couille qui s’attachent un leste d’un kilo aux bourses – ils vivent leurs vies, définissent les règles de leur royaume sous la surface, des règles qui deviennent progressivement une norme à nos yeux. La dominatrice et son gros chauve tout nu, au dos poilu, ne sont bizarres (le mot est faible : elle lui impose de la torcher à coup de langue) qu’en surface. Dans leur sous-sol, leurs appareils de torture volontaire passent mieux, ils ne jurent pas dans le paysage. Mieux : ces gens sont imaginatifs, mais si on peut admirer leur capacité à s’investir autant dans leurs jeux sexuels, il n’en est heureusement pas de même avec le vieux nazi collectionneur de souvenirs frappés de la croix gammée. On sent donc, à la mise en scène de Seidl, des distinguos se faire discrètement, mais clairement, entre les secrets. Peut-être pas parce que celle-ci impose une morale, mais parce qu’elle laisse le spectateur libre de faire appel à sa jugeote. Libre de juger l’un et pas l’autre, mais libre aussi de mettre sur le même plan nazisme et perversion sexuelle ou d’y voir une manière de montrer leurs interactions (Les Damnés de Visconti ou Portier de nuit de Cavani ne s’en sont pas privés). Libre enfin de ne jamais descendre dans le sous-sol d’une maison autrichienne.

SOUS-SOLS (IN THE BASEMENT, Autriche, 2014), un film d’Ulrich Seidl. Avec Alessa Duchek, Gerald Duchek, Inge Ellinger. Durée : 81 minutes. Sortie en France le 30 septembre 2015.