Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
Triple lauréat du palmarès de la Semaine de la Critique 2014, The Tribe dessine le parcours chaotique du nouvel élève d’un pensionnat réservé aux sourds-muets. Il fait ses premiers pas à l’école comme on intègre une tribu, avec ses rites d’initiation et ses codes apparemment insondables. Le film a quelque chose de primitif, de viscéral et fascinant. Conduit le long de ses plan-séquences comme le passager d’un grand huit, le spectateur est à la fois chahuté par l’histoire qu’on lui raconte (ici, la romance se love dans le « feel bad movie ») et par les images qu’il reçoit de plein fouet (avilissement, viol, torture physique, violence sèche… bienvenue dans un collège fou fou fou).
Au regard de ses courts-métrages passés, le premier long de Myroslav Slaboshpytskiy se regarderait presque sans mal. Presque. En soi, The Tribe se reçoit immanquablement comme un choc, un trip ultra-violent, une odyssée sauvage qui tourne en rond, dans un monde clos, et jusqu’à la folie. Le cinéaste ukrainien revient sur les conditions de tournage inhabituelles de The Tribe et en profite pour partager d’étonnants souvenirs de jeunesse.
The Tribe est un film sans paroles, tout comme deux de vos courts-métrages (Deafness et Nuclear Waste). Pourquoi cette obsession pour le silence ?
Dans Deafness et The Tribe, les personnages sont sourds-muets. En revanche, à l’origine, il y avait des dialogues dans Nuclear Waste. En les retirant, je me suis rendu compte que le film avait quelque chose de plus organique. Quand j’étais jeune, mon pensionnat était situé en face d’un autre, réservé aux enfants sourds-muets. Je les observais longuement, j’étais fasciné par leur mode de communication. Je n’en suis pas fier mais nous avions aussi l’habitude de nous battre les uns contre les autres. Ils étaient plus forts que nous, d’ailleurs. Mon envie de raconter des histoires avec des héros sourds-muets remonte à cette époque.
La direction d’acteurs est-elle différente, lorsque vous travaillez uniquement avec des comédiens sourds-muets ?
Ce n’est pas si différent que de diriger d’autres acteurs non professionnels. Il faut évidemment passer par un intermédiaire, qui assure la traduction entre langage parlé et langage des signes. Le traducteur était surtout très strict sur le fait que les comédiens suivent scrupuleusement le scénario. Il y a quelques années, j’ai vu un docu-fiction de la télévision chinoise sur la révolution bolchévique d’Octobre. Les acteurs ukrainiens à l’écran racontaient n’importe quoi, ils s’insultaient sans raison et ne suivaient aucunement le scénario. C’est pour cela que je souhaitais par dessus tout que les acteurs de The Tribe connaissent parfaitement leur texte.
Deafness reposait sur la confrontation des sourds-muets avec ceux qui ne le sont pas. Avec The Tribe, cependant, vous les isolez.
Dans ces deux films, comme dans Nuclear Waste, l’histoire reste un accessoire pour accompagner un langage cinématographique qui est visuel avant tout. Les jeunes sourds-muets ukrainiens lisent peu et communiquent essentiellement par le partage de vidéos en ligne. Un langage purement visuel leur correspond donc particulièrement bien. Je n’ai pas souhaité réaliser un film à propos de et pour les sourds-muets. Dans ce sens, on pourrait dire que je les ai «utilisés» pour le bien de The Tribe et de son concept. Habituellement, les fictions qui évoquent cette communauté choisissent de traiter leur rapport au monde «extérieur», et plus particulièrement de raconter des histoires d’amour entre un personnage sourd-muet et un autre qui ne l’est pas. Mon parti-pris avec The Tribe était de m’éloigner de tout ça : d’en faire un Western, avec un héros qui débarque dans une ville nouvelle, affronte un gang, tombe amoureux de la fiancée de son ennemi, etc..
Le Western se retrouve aussi dans l’utilisation de duels chorégraphiés ou de «musiques» d’ambiance (ici des brouhaha ou des bruits des feuilles).
Je ne me l’étais jamais formulé ainsi, mais c’est juste. C’est l’idée de revisiter le Western et, en même temps, de réaliser un film muet «réaliste».
On pense aussi à Elephant, mais aussi bien au film d’Alan Clarke qu’à celui de Gus Van Sant…
On me le dit souvent ! D’Alan Clarke, j’ai surtout en tête Elephant, avec ses différentes exécutions qui se succèdent, et Scum, qui est plus ancien. Mais j’ai vu tous ses films. Il faut dire qu’en Ukraine, on regarde beaucoup de film piratés puisque, malheureusement, nous n’avons pas de Cinémathèque française… ukrainienne. Disons que j’ai recréée une petite Cinémathèque pirate à la maison !
Et Leçons d’harmonie d’Emir Baigazin, d’une manière ou d’une autre, vous l’avez vu ? Certaines séquences de The Tribe peuvent aussi y faire songer.
Je le regrette, mais non. On me l’a conseillé. Quand j’étais à Berlin en 2013 j’ai essayé de trouver le temps de voir sur place, mais sans succès. Et je n’ai toujours pas pu le voir depuis, le film n’étant jamais sorti chez nous.
The Tribe et, auparavant, Diagnosis et Nuclear Waste, proposent trois issues possibles concernant la procréation. Respectivement : stopper la grossesse, tuer l’enfant à la naissance ou accoucher… mais sans être sûr que l’enfant soit aimé. Quelle est votre sentiment personnel ?
Je ne suis pas un grand humaniste, semble-t-il ! Vous voulez me faire dire que je hais les bébés, c’est ça ? (rires) Contrairement à ce que certaines situations décrites dans mes films laissent penser, l’avortement est une pratique légale en Ukraine. Seulement, mon pays est assez patriarcal et conservateur, et l’opinion publique reste très sévère à ce sujet. Les cinéastes ukrainiens les plus réactionnaires me considèrent comme un «enfant terrible» dans le milieu, qui ne raconte que des histoires sombres et pessimistes. Je ne suis pas tout à fait d’accord. A l’époque où j’étudiais le cinéma, je travaillais aussi comme journaliste pour une émission télé sur les enquêtes criminelles. C’était très intéressant, je dirais que plutôt que de me donner une vision pessimiste du monde, cette expérience m’a surtout imposé une image réaliste de ce qu’il peut être.
Comme la conclusion de Diagnosis ?
Oui. C’est dur à dire, mais la terrible décision prise par les personnages à la fin de Diagnosis était peut-être, pour eux, la meilleure qui soit. De l’extérieur, c’est difficile à supporter. The Tribe parait presque plus humaniste, en comparaison ! (rires)
Est-ce que vous pensez que les spectateurs de The Tribe pardonnent plus facilement aux personnages sourds-muets leurs actes criminels qu’ils ne le feraient s’ils ne l’étaient pas ?
Je ne saurais pas vous répondre. Mais le film est construit de telle sorte qu’il se reçoit comme une succession d’attractions cinématographiques. Par exemple, durant différentes scènes de violence, un personnage sourd-muet endormi ne réagit pas alors que son voisin de chambre se fait attaquer. En réalité, il devrait être réveillé par les vibrations qui se propagent dans la pièce. De manière générale, j’ai choisi de délaisser la recherche de la véracité au profit de l’attraction.
La grande séquence d’ultra-violence de The Tribe montre un personnage soulever une commode et l’écraser contre le visage d’un camarade endormi. Comment fonctionne ce trucage ?
Sans trucage numérique, en tout cas, à l’image du reste du film. La commode est en réalité constituée de matières extrêmement légères et, scotchée dessous, une poche remplie de faux sang explose au moment de l’impact. Simple, efficace et… «old school» !
Propos recueillis, traduits de l’anglais et mis en forme par Hendy Bicaise.