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Quand il s’agit de mal traiter un ou plusieurs personnages féminins, la créativité des cinéastes masculins ne connait pas de limites. Tour d’horizon non exhaustif de ce sport tout sauf fair-play, en cinq étapes Deauvillaises et Cannoises, de Blue Jasmine au Passé – avant un rayon de soleil nommé Adèle.
« Eh oui les femmes, c’est des gens « bizarres » » : cette pique entendue dans le récent film d’Axelle Ropert, Tirez la langue, mademoiselle, adressée avec sarcasme par une femme à un homme à côté de la plaque à son sujet, bien des cinéastes de sexe masculin la mériteraient à leur tour pour leurs mauvaises manières à l’encontre de leurs personnages féminins. Le phénomène fut particulièrement notable au dernier festival de Deauville, où trois films (deux en compétition, un en avant-première) exhibèrent une attitude de mépris abusif vis-à-vis de leurs héroïnes. Chacun à sa façon, Woody Allen avec Blue Jasmine, Drake Doremus avec Breathe in et Destin Cretton avec Short Term 12 en viennent à se retourner sans vergogne contre leur protagoniste féminin, dont la complexité de caractère était pourtant auparavant un atout. Le film en tire grandement parti pour se construire, puis arrive un moment où l’auteur-réalisateur relâche complètement son effort, remettant les commandes à un pilote automatique réglé sur des ficelles psychologiques médiocrement misogynes. C’est à lui qu’est laissé le soin d’amener le récit à son terme – autrement moins pertinent que ce que la coalition un temps établie entre un cinéaste et une héroïne faisait espérer.
Passons en revue ces trois cas Deauvillais. Celui de Blue Jasmine, déjà évoqué ici, est particulièrement retors car le parcours semé d’embûches et de désillusions de son héroïne semble initialement servir de socle à un discours féministe. Jasmine est la cible d’assauts permanents de la part des hommes, qui l’empêchent de se construire une vie propre (c’est également le cas, en moins violent, pour sa sœur Ginger). Mais voilà, au final Woody Allen n’agit pas différemment que ses personnages masculins. Il inflige à Jasmine une succession de coups du sort arbitraires qui la privent de toute marge de manœuvre, de toute possibilité d’action et de décision. De moteur complexe du récit, mi-victime mi-coupable de ce qui lui arrive –comme nous tous –, Jasmine devient punching ball prié d’encaisser les coups portés avec acharnement, puis abandonné sur le trottoir.
Avec Blue Jasmine, Breathe in a en commun la violence, et Short Term 12 le sentiment intériorisé de supériorité. Le premier met en place une situation dramatique millénaire : un couple stable, voire stationnaire, bouleversé par l’intrusion d’un élément perturbateur ranimant la passion là où il n’y a plus que de la saine gestion domestique. Le trublion est une trublionne, elle (Sophie) a dix-huit ans quand le père de famille (Keith) en a trente-six. Breathe in séduit tout d’abord car il tourne le dos aux modèles de pensée préfabriqués pour ne voir qu’une seule chose : Sophie et Keith s’aiment d’un amour pur, celui qui relie les authentiques âmes sœurs. Des choses si essentielles les unissent (le don de soi à la musique, l’inadaptation au jeu social) que ce qui pourrait les séparer (la différence d’âge, le contrat de mariage) devient pire que superflu ; des non-sujets, que le film traite comme tels. On serait alors même prêt à envisager d’oublier un peu de notre sévérité concernant la qualité inverse d’écriture du personnage de Megan, l’épouse sacrifiée, caricature de femme castratrice n’existant que par et pour son foyer, qui oppose une intransigeante fin de non-recevoir à la moindre aspiration individuelle de son compagnon. Sauf que ce schématisme, biaisé selon des doléances masculines classiques et surfaites, est en réalité un préambule à la conclusion sévère et injuste du film. Sophie y est réduite au rang de gêne à éliminer, le plus sèchement possible. Comme un abcès que l’on crève, une sorcière que l’on bannit, Sophie se fait expulser du film sans procès avant de la déclarer fautive, et sans considération pour la misère à laquelle elle se retrouve soudain condamnée.
C’est seulement en sollicitant l’aide de son homme, modèle de roc solide et sans faille sur lequel une femme (forcément) fragile peut s’appuyer, qu’elle parviendra à en réchapper
Grace, l’héroïne de Short Term 12, s’en sortira elle par le haut à la fin de l’histoire. Mais il lui aura fallu pour cela surmonter ses coups de sang irraisonnés. Mais si, vous savez bien, ceux qui sont déclenchés par les inévitables hormones. Dans le cas présent, il est sous-entendu avec peu de tact que c’est d’être enceinte qui fait dériver Grace de son équilibre accompli (directrice d’un foyer pour ados, dont elle gère l’équipe et les pensionnaires, l’intimité et la vie de groupe, avec un beau mélange de doigté et de fermeté) vers une instabilité émotionnelle qui met à mal l’édifice aménagé auparavant par le film et son personnage. Le souci de justice s’efface devant les pulsions de vengeance, le souhait de (re)construire graduellement ensemble laisse la place aux règlements de comptes de chacun(e) par la manière forte. Grace est dans l’œil de ce cyclone funeste, et c’est seulement en sollicitant l’aide de son homme, modèle de roc solide et sans faille sur lequel une femme (forcément) fragile peut s’appuyer, qu’elle parviendra à en réchapper.
Hors de cette édition 2013 de Deauville, les exemples sont tout aussi légion. Au moment de sa sortie en salles il y a quelques mois, il avait été mis le doigt ici aussi sur ce qui rattache Mud à ce club misogyne. Trois femmes, trois cas de briseuses du cœur et de l’âme des hommes qui leur donnent pourtant leur amour sans malice ni calcul. Au moins Jeff Nichols a-t-il pour lui la circonstance atténuante d’être conscient de ses limites : dans une interview récente (Cahiers du Cinéma, mai 2013), il déclarait n’avoir aucun mal à saisir la voix de ses héros masculins mais être beaucoup plus à la peine quand il s’agit d’écrire les personnages féminins. Tout le monde est loin d’avoir le même recul et la même humilité. Ainsi Asghar Farhadi, qui dans Le passé fait des femmes les esprits mauvais et hystériques par qui surviennent et s’aggravent tous les drames du récit – volontairement ou non de leur part. Face à elles les hommes monopolisent une nouvelle fois le beau rôle. Médiateurs, conciliateurs, qui tentent de réparer les pots cassés et de maintenir en état ce qui tient encore bon.
Un seul élément suffira à la riposte contre ce mal, car il lui fait échec et mat en quatre coups. C’est Abdellatif Kechiche, qui de L’esquive à La vie d’Adèle (en passant par La graine et le mulet et Vénus noire : ça fait quatre) n’a de cesse d’écrire et mettre en scène des personnages féminins ni princesses ni Pandores, mais légitimes, authentiques ; des « femmes puissantes », pour emprunter le titre du roman de Marie N’Diaye. Kechiche les traite en égales, sans leur impose une autre voie que celle qu’elles se tracent pour elles-mêmes et sans adopter un autre point de vue que le leur. Ce principe de progression à l’unisson atteint avec La vie d’Adèle un nouveau palier, dans les ambitions et les accomplissements. En consacrant trois heures à son héroïne sans se laisser parasiter par une intrigue – la construction personnelle d’Adèle est le seul enjeu, le seul récit du film –, Kechiche réalise un brillant traité d’émancipation, de quête de soi. Cette quête jamais terminée, d’où la mention « chapitres 1 et 2 », prend une résonance toute particulière lorsqu’elle concerne une femme ; car aux difficultés intimes se cumulent les pressions (intimidations ?) du reste du monde, à commencer par l’entourage proche.
Dans La vie d’Adèle la société et l’influence des hommes, comprendre des mâles, sont précisément congédiées. Elles disparaissent même du champ corporel le temps d’une parenthèse enchantée où les femmes jouissent en l’absence des hommes. Dans ces étreintes entre Adèle et Emma le sexe devient porteur de la possibilité d’une transcendance de soi, physiquement (sublimer ce corps qui nous contraint) et spirituellement (accomplir pleinement les élans de la passion, de l’amour que l’on peut ressentir pour un autre être). Kechiche met là en application ce qu’il réaffirmera un peu plus tard par le dialogue, évoquant un orgasme féminin potentiellement « mystique » sur la base du mythe de Tirésias et de sa distinction tranchée entre la valeur de la jouissance des deux sexes (« si le plaisir sexuel était divisé en dix parts, neuf reviendraient à la femme et une seule à l’homme »). Ce qui constitue une forme nette d’affranchissement vis-à-vis de la représentation de la domination masculine au cinéma, car le sexe en a toujours été un point central : pour une Lisbeth Salander dans Millénium ou une Catherine Tramell dans Basic instinct, combien d’autres réduites au rang de conquêtes passives au lit ?
BLUE JASMINE (Etats-Unis, 2013), un film de Woody Allen, avec Cate Blanchett, Sally Hawkins, Alec Baldwin, Peter Sarsgaard, Louis CK. Durée : 98 minutes. Sortie en France le 25 septembre 2013.
BREATH IN (Etats-Unis, 2013), un film de Drake Doremus, avec Felicity Jones, Guy Pearce, Mackenzie Davis, Amy Ryan. Durée : 98 min. Sortie en France non déterminée.
SHORT TERM 12 (Etats-Unis, 2013), un film de Destin Cretton, avec Brie Larson, Frantz Turner, John Gallagher Jr., Kaitlyn Dever.Durée : 96 min. Sortie en France le 5 mars 2014.
LE PASSÉ (Iran, France, 2013), un film d’Ashgar Farhadi, avec Bérénice Bejo, Ali Mosaffa, Tahar Rahim. Durée : 129 min. Sortie en France : 17 mai 2013.
LA VIE D’ADÈLE (France, 2013), un film d’Abdellatif Kechiche, avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, Mona Walvarens, Alma Jodorowski, Aurélien Recoing. Durée : 175 minutes. Sortie en France le 9 octobre 2013.