LE PASSÉ d’Asghar Farhadi
Renouant avec les principales caractéristiques de ce qui avait fait l’immense succès d’Une séparation, Asghar Farhadi poursuit une œuvre intelligente sur l’amour vu comme un fléau, et trouve en Ali Mosaffa l’incroyable vecteur d’une émotion jusque-là trop rare.
Si le premier plan d’Une séparation, subjectif, nous plaçait dans la peau du juge chargé de recevoir et valider la demande de divorce du couple iranien assis face à lui, Le Passé choisit une autre voie pour montrer, en quelques secondes à peine, un couple dont la fin officielle est également proche. Filmés de part et d’autre d’une épaisse vitre d’aéroport, Ahmad et Marie se voient, se parlent, mais ne s’entendent pas, et ne parviennent au final à se comprendre que parce qu’ils échangent des banalités d’usage. Banalités qui se poursuivront quelques minutes encore, le temps pour Marie et Ahmad de se rappeler qu’ils ne sont réunis que parce qu’ils iront dès le lendemain matin signer les papiers de leur divorce. Chez Farhadi, tout commence par la fin, comme si c’était d’elle que tout dépendait, y compris la façon de raconter le début de l’histoire. Un parti pris non seulement narratif mais également philosophique : bien que faisant évoluer une dense foule sentimentale devant sa caméra, le metteur en scène ne parle jamais d’amour, mais uniquement de ses conséquences néfastes.
Autre similitude entre Le Passé et Une séparation : cette façon de s’appuyer sur l’unité de temps et la quasi unité de lieu pour contraindre les personnages à un télescopage incessant, comme une boule de flipper prise entre deux bumpers. L’action ne s’étale ici que sur une quarantaine d’heures, mais c’est tout un ensemble de vies et de destins qui s’y joue. On vit comme les protagonistes une sorte d’oppression permanente, coincé dans des situations assez clairement inextricables. Si le labyrinthe n’a pas de sortie, alors une seule solution : se taper la tête contre les murs en espérant que tout vacille. Dans Le Passé, les révélations sont nombreuses. Elles nous sont jetées au visage non comme des cliffhangers de séries télévisées, mais comme de véritables gifles, fardeaux abandonnés çà et là par des personnages pris par le besoin de se livrer, de se dévoiler enfin à l’autre. Parler et créer immédiatement de la souffrance, ou se taire pour une durée indéterminée quitte à faire souffrir plus tard et plus durablement. Le réalisme absolu du cinéma de Farhadi, et c’est encore plus frappant ici, tient à sa fascination pour l’inexpliqué : si une révélation tend à en provoquer une autre dans une construction en escalier assez traumatisante, on imagine avec effroi quelle pourrait être la nature des secrets restant encore cachés, pour toujours ou juste pour quelques temps. Le Passé fait de nous des bombes à retardement enclenchées au moment même où nous sommes tombés amoureux pour la première fois ; de quoi nous donner envie de ne plus jamais rien éprouver.
S’il procède à un enchevêtrement retors et pourtant très naturel d’enjeux de différentes espèces que la nature même de l’intrigue empêche de révéler, Le Passé est globalement construit en deux blocs qui correspondent aux personnages joués par l’immense Ali Mosaffa (Ahmad, le nouvel ex-mari) et un Tahar Rahim également parfait (Samir, le futur époux). C’est d’abord le premier qui s’installe, débarquant de Téhéran pour signer des papiers, embrasser sa famille de cœur et assurer la transition. Le monde à l’envers : il lui faut convaincre les filles de son ex-femme d’accepter ce nouveau beau-père mal à l’aise et maladroit, qui gère comme il peut (c’est-à-dire mal) le passage entre son ancienne existence et celle qui s’offre à lui. Et parce que chaque mot a son importance, c’est une véritable tragédie grecque qui va finalement se nouer, sans yeux crevés ou crimes de sang-froid, scellant l’horrible vérité : quoi qu’elle fasse, qu’elle se déchire tout de suite ou tente patiemment de panser les plaies, cette famille n’est pas viable. Elle ne vit que sur les planches pourries d’un passé dont elle ne pourra jamais se débarrasser. Attachants bien que très imparfaits, les personnages sont condamnés au malheur. Et c’est bouleversant.
S’opère alors un lent glissement entre la partie consacrée à Ahmad et celle davantage centrée sur Samir. Les problématiques passées restent d’actualité, mais d’autres viennent s’y greffer, au moins aussi frontales. Il y est question de responsabilité individuelle et collective, et des conséquences d’une éventuelle ingérence. Plus factuelle donc moins gracieuse, cette seconde partie décortique la recherche d’une vérité dont l’avenir pourrait dépendre : pourra-t-on tenter de reconstruire sur des bases saines (tout est relatif) ou faudra-t-il définitivement jeter le modèle familial à la poubelle ? Le suspense tissé par Farhadi vient moins de l’enquête quasi policière menée par le personnage de Rahim que des conséquences éventuelles de ses conclusions. Et c’est ce qui fait tenir le film debout malgré quelques tergiversations dramatiques qui auraient sans doute pu être légèrement dégraissées.
On en vient à la grande question qui anime les sceptiques du style Farhadi, jugé intelligent mais trop programmatique : y a-t-il réellement dans tout cela une dose même infime d’humanité et d’émotion ? La réponse est un grand oui, qui tient à la démonstration de fragilité de ses acteurs. Si Bérénice Bejo s’acquitte avec courage d’un rôle d’autant plus difficile qu’il ne la rend guère sympathique, si Tahar Rahim tend à affiner son jeu de film en film, c’est bien du côté d’Ali Mosaffa qu’il faut aller chercher les moments les plus incroyables du Passé. Sa voix douce, à l’accent certain mais agréable à l’oreille, laisse transparaître une force tranquille dont on sait évidemment qu’elle n’est qu’une façade. Une scène presque anodine, en tout cas ni plus ni moins tapageuse que celles qui l’entourent, vient rompre la muraille du personnage et du film : parce que la saturation est proche et parce qu’on ne cache pas son ressenti profond sans le payer un jour, il finit brièvement par taper du poing sur la table. Le jump scare le plus saisissant qui soit. C’est qu’au fond, Le Passé est un film d’horreur ô combien tétanisant, où les monstres tapis dans le placard sont bien plus effrayants que ceux qui en sont déjà sortis.
LE PASSÉ (Iran, France, 2013), un film d’Ashgar Farhadi, avec Bérénice Bejo, Ali Mosaffa, Tahar Rahim. Durée : 129 min. Sortie en France : 17 mai 2013.